Amitav Ghosh

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Ibis Trilogy: Sea of Poppies; River of Smoke; Flood of Fire1

John Murray Publisher (2009, 2011, 2015)

En refermant le troisième volet de la trilogie de l’Ibis, alors que je tentais d’en constituer une sorte de tableau d’ensemble, je me suis demandé qu’est-ce qui a bien pu être à l’origine de ce projet, qu’est-ce qui a incité l’auteur à écrire ce roman, puis comment ce roman a-t-il été conçu, quelles étaient les intentions de l’auteur, etc.

En entrevue, Amitav Ghosh explique que c’est en s’intéressant au phénomène de la diaspora indienne ainsi qu’en partant de quelques personnages qu’il a entreprit d’écrire ce roman. Puis, après avoir publié ‘Sea of Poppies’, une suite allant de soi, il a donc poursuivi son travail, tant et si bien que le projet initial s’est éventuellement transformé en une trilogie à laquelle il aura investi dix années de labeur.  S’appuyant sur une imposante documentation, monsieur Ghosh, affirme n’avoir utilisé aucun plan et s’être tout simplement laissé porter là où l’écriture allait l’emmener.

Plume vagabonde s’il en est, il est difficile de résumer cet ouvrage, tant le nombre de personnages et de fils développés rend l’exercice laborieux. Ainsi, bien qu’elle soit présentée comme un roman historique portant sur la guerre de l’opium, la trilogie de l’Ibis, avec ses multiples acteurs nous entraînant parmi les méandres de leurs existences, adopte cependant un point de vue plus étendu et surtout plus près des expériences vécues que ce que l’on a l’habitude de voir dans ce genre de roman. En d’autres mots, on peut dire que nous aurions ici non pas un ‘roman inspiré par un chapitre de l’histoire’, mais plutôt un large panorama à saveur anthropologique au sein duquel se déploie un éventail de vies vécues à un moment donné de l’histoire.

Mais, pour revenir au début de cette aventure, prévoyant n’écrire qu’un seul roman donc, c’est sans doute en suivant la trace des migrants indiens, qui, aux alentours des années 1830, se sont engagés à titre de ‘coolies’ pour aller gagner leur vie au sein d’exploitations coloniales à l’étranger, que l’auteur aura défini le contexte dans lequel se situe ‘Sea of Poppies’.  Puis, en cours d’écriture, monsieur Ghosh s’est éventuellement demandé pour quelle raison, contrairement à ce que l’on a l’habitude d’observer, ce mouvement de migration partait de l’intérieur du pays (une grande partie des migrants provenaient des régions rurales du Bengale) plutôt que des régions côtières du pays. La réponse à cette question tournant le projecteur vers la culture et l’exploitation du pavot, l’entraîne donc vers cette seconde base thématique.

Ceci étant, bien que la culture du pavot fasse partie du contexte dans lequel se déroule ‘Sea of Poppies’, il reste qu’entre l’apparition de l’Ibis (judicieusement décrit comme étant un navire anciennement dédié au transport d’esclaves) sur les eaux du Hooghly (défluent du Gange) jusqu’à son départ de Calcutta dans le courant de l’année 1838, le récit s’enroule ostensiblement autour de l’histoire personnelle des nombreux personnages apparaissant dans le roman. Le thème principal du premier tome est donc celui de l’émigration et il faudra attendre le tome suivant pour aborder plus franchement celui du commerce de l’opium.

‘River of Smoke’ prend donc le relais et, après une introduction quelque peu déconcertante, le récit abandonne en quelque sorte les migrants du premier tome à leur sort, pour dévier vers une nouvelle direction.  Ainsi, moyennant introduction de nouveaux personnages, ce second volet de la trilogie nous immerge dans le monde du commerce de l’opium en Chine.  Nous sommes toujours en 1838, depuis l’Inde le récit s’est déplacé vers le sud de la Chine où il nous introduit à l’univers particulier des comptoirs commerciaux de Canton (Fanqui Town), l’un des rares lieux où les étrangers étaient admis en sol chinois. Ce second volet explore donc le thème du commerce international et plus particulièrement celui du libre-échange qui, outre les aspects moraux, est ici confronté à la souveraineté de l’état chinois.

Comme on le sait, le commerce de l’opium ne fut pas sans avoir des retombées sur la société et l’économie chinoise, ce qui en retour eut des répercussions au niveau des relations entre l’empire du milieu et la couronne d’Angleterre (représentée de manière plus ou moins officielle par la British East India Company) et la situation s’envenimant, évolua peu à peu vers la première guerre de l’opium.

Cela nous amène au troisième volet de la trilogie, ‘Flood of Fire’, dont l’histoire s’ouvre à l’été 1839 et, dans un contexte de guerre, nous entraîne sur les traces de ses multiples personnages maintenant confrontés à une nouvelle réalité, nous introduisant par ailleurs à l’univers particulier de l’armée indienne britannique (alors sous l’autorité de la BEIC).

C’est donc dans ce cadre historique que se déroule la trilogie de l’Ibis et comme on peut le constater, chacun des trois tomes adopte une orientation thématique différente, soit l’émigration, le commerce de l’opium en Chine, puis la première guerre de l’opium. A proprement parler, il n’y a pas d’intrigue principale unifiant l’ensemble;  il n’y pas de héros non plus, chaque tome mettant en scène de nouveaux personnages principaux; enfin, la narration en accord avec le contenu de chacun des tomes, tend à suivre le même type d’approche.  Ainsi, sur le fond, il se dégage de l’ensemble une impression de discontinuité.  Une impression que l’on peut (ou que l’on peut ne pas) ressentir en cours de lecture, étant entendu que le récit comme tel s’intéresse essentiellement aux diverses expériences des personnages.

Sinueuse, friande d’autant de digressions que de descriptions, la plume de monsieur Ghosh se laisse donc porter par les mots et le destin des personnages. Entremêlant des éléments appartenant à la réalité avec la fiction, soutenu par un vocabulaire riche et coloré ainsi que par une langue aux accents variés, c’est d’abord et avant tout à festin multiculturel ainsi qu’à une vision panoramique d’une Asie en pleine effervescence que nous convie ce trio de romans.

Ebloui par le tableau se déployant sous ses yeux, le lecteur se laisse entraîner dans le sillage des nombreuses destinées se jouant sous ses yeux et tourne les pages. Mais en l’absence de trame de fond ou d’intrigue principale, la sensation d’être mené au long d’un labyrinthe sans issue est parfois inévitable, tandis qu’allant de détours en reports, le récit est souvent bien près de ressembler à l’un de ces feuilletons où l’on attend (vainement) de découvrir la suite… au prochain épisode.

En dépit de quelques faiblesses dont celles soulignées plus haut, on ne peut cependant pas échapper à la fascination exercée par la richesse documentaire que renferme cette trilogie, et c’est bien là, à mon avis, que se trouve son principal attrait.

Notes:

1.Titres de l’édition française: Un océan de pavots; Un fleuve de fumée; Un déluge de feu.

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