Dorothy Tse

Owlish

Titre original寶瓶文化 ((Bӑo Píng Wén Huà) Taipei, 2020)

Traduit du chinois traditionnel vers l’anglais par Natascha Bruce

Fitzcarraldo Editions (2023)

Essentiellement connue pour ses nouvelles, Dorothy Tse (ou Xie Xiaohong) nous propose ici un premier roman, longuement mûri selon ses dires, un roman que, dès son annonce, j’ai attendu avec impatience tant j’avais hâte de revisiter cette plume dont la production relativement modeste, est à mon avis inversement proportionnelle à la qualité de ce qu’elle nous donne à lire.

A travers une traduction qui m’a semblé bien menée, dès les premières lignes j’ai retrouvé la voix, le ton, les intonations, le rythme ainsi que l’esprit avec lequel l’auteure compose ses récits. En outre grâce à d’habiles descriptions, je me suis vite immergée dans l’ambiance typiquement hongkongaise où se déroule le roman.

Il n’en fallait guère plus pour que je me laisse entraîner.

C’est donc dans le contexte, ici habillé de noms fictifs, du Hong Kong post rétrocession (on est aux alentours de l’année 2007) que se déroule le roman. Il raconte l’histoire de Q, un personnage dont l’histoire personnelle évoque la vague migratoire (en provenance du GuangDong) qui a suivi la grande famine des années 1950-60 en Chine. Professeur de littérature à la Lone Boat University, prise dans les rouages d’une machine bien rodée, sa carrière semble avoir épousé la forme d’une plate répétition d’un même scénario. Marié depuis plusieurs années avec Maria, femme de carrière et femme exemplaire, le couple mène platoniquement une petite bourgeoise d’existence, réglée, sans remous, sans surprise. Q, qui vient de célébrer son cinquantième anniversaire de naissance, compense l’ennui dans lequel baigne son quotidien, par quelques diversions, dont une attraction fétichiste pour les poupées ballerines. Le tout semble sans conséquence jusqu’au jour où Q croise Aliss, une poupée ballerine grandeur nature dont il tombe amoureux. A partir de ce moment, Q perds plus ou moins contact avec la réalité et verse dans un univers onirique au sein duquel non seulement il découvre l’amour mais également une forme de libre expression de soi qu’il n’a guère connue jusqu’ici. Mais son rêve sera bref et bientôt rattrapé par la réalité socio politique du monde dans lequel il évolue, sa déconvenue sera d’autant plus ravageuse qu’elle exclura toute forme d’espoir.

Evocateur, richement pourvu en images, c’est un roman qui se prête bien à l’analyse et par conséquent il ouvre la voie à de nombreuses interprétations.

Outre le portrait de société, outre la critique à peine voilée de l’inertie politique exhibée par l’élite hongkongaise, sans oublier l’inévitable lecture féministe qu’on peut en faire, parmi les thèmes abordés, celui du fétichisme aura plus particulièrement attiré mon attention.

Car conçu en tant qu’exutoire, le fétichisme de Q m’a semblé témoigner de la rigidité et du caractère normatif d’une société qui, essentiellement axée sur la performance et la réussite, tandis que marquée par le colonialisme, n’offre somme toute que peu d’espace pour favoriser l’éclosion puis l’expression, tant individuelle que collective, d’une quelconque identité.

Vu sous cet angle, dans le rêve comme dans la désillusion, le parallèle entre l’histoire de Q et celle de Hong Kong m’apparaît comme une évidence. Car si l’un comme l’autre tente de s’approprier sa destinée et de s’affirmer en tant qu’entité, soumis aux forces de l’histoire, à peine ce désir aura-t-il pu se manifester qu’il sera aussitôt entraîné par le courant.

Cette ligne de pensée se confirme également lorsque l’on prend en compte le destin auquel est voué le personnage d’Aliss, une toute jeune fille, étrangère de surcroît, qui sitôt sortie de son cocon, nonobstant les enseignements prodigués par Q, plonge de son propre chef dans la tourmente de l’histoire. N’échappant pas, elle non plus, à la force du courant, son parcours vient donc renforcer la vision pessimiste de l’avenir qui traverse le roman.

Vision que la conclusion ne fait que réaffirmer.

Superposant une (relativement) banale histoire d’adultère avec le contexte social bouillonnant du Hong Kong des années 2000, alliant le réalisme au fantastique pour verser dans l’allégorie,  un récit qui tout en s’inscrivant dans la lignée des œuvres précédentes de l’auteur, laisse cependant filtrer les défis que soulève l’écriture d’un premier roman.

Si l’amalgame des différents éléments composant le roman exhibe quelques faiblesses, il n’en demeure pas moins que grâce à son admirable créativité, l’auteure parvient à ficeler le tout pour livrer un ensemble homogène, surprenant et provoquant.

Sans doute l’une des rares fictions évoquant, avec une justesse remarquable, le Hong Kong du début du XXIe siècle, servi par une plume ciselée et imagée, Owlish est un roman que j’ai lu avec grand plaisir.

 

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Snow and Shadow

Traduit du chinois par Nicky Harman

East Slope (2014)

C’est dans un paysage littéraire embryonnaire, qu’a été publié, en 2014, cette première traduction des nouvelles de Dorothy Tse. Née en 1977, cette auteur s’est fait connaître dans son pays par la publication de deux recueils de nouvelles qui furent tous deux primés tandis que grâce à ‘Snow and Shadow’, elle figure parmi les premières et rares voix authentiquement hongkongaise à bénéficier d’une traduction.

Présenté dans une édition dont l’originalité et la qualité s’accordent bien au contenu, ‘Snow and Shadow’ est donc constitué de treize nouvelles dont certaines ont été extraites de publications antérieures (en VO) tandis que d’autres sont inédites.

Des nouvelles qui dès la première phrase nous surprennent tandis que la plume riche et colorée de l’auteur nous entraîne dans un univers extraordinaire au sein duquel divers sujets d’actualité s’offrent à nous sous un jour tout à fait inhabituel. Ces récits sont provocants et nous incitent à voir le monde et la vie sous un angle tout à fait différent.

‘The Love Between Leaf and Knife’ raconte l’histoire d’un couple dont la passion et les élans se sont peu à peu éteints au fil des années et qui dès lors, tente de raviver la flamme en employant une méthode pour le moins inusitée.

‘Head’ nous introduit dans une famille dont l’existence, adaptée à l’autisme avéré du père, prends une forme bien particulière.

When Flower got up that morning, Tree’s head had vanished“. (Head, p.47)

‘Blessed Bodies’ aborde le thème du marchandage du corps humain en nous amenant dans une ville où le commerce du sexe prospère et où en échange des faveurs d’une femme, le client doit faire don d’un membre de son corps.

‘The Mute Door’ établit en cours de récit un parallèle entre la porte en tant qu’objet et la porte en tant que concept pour conclure de manière inattendue à la prééminence du concept sur l’objet.

The door is constructed in such as way as to conceal the fact that it does not exist“. (The Mute Door, p.153)

S’il est généralement ancré dans un cadre contemporain, le monde vu par Dorothy Tse, dépasse rapidement et aisément les frontières du réel pour plonger dans le surréel, évolue entre le rêve et la réalité, passe du conscient à l’inconscient, entraînant ainsi le lecteur au long d’avenues inusitées, voire inexplorées. D’une intense originalité cet univers nous rejoint, non seulement par les thèmes abordés mais aussi par ces personnages et ces lieux qui en dépit de leur qualité fictive, conservent toutefois un lien fort avec la réalité.

Témoignant d’une bonne maîtrise du genre, ces récits, habilement traduits par Nicky Harman, réunissent un éventail de qualités propres à faire le bonheur des plus exigeants. On en redemande.

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