Abdulrazak Gurnah

Paradise

Hamish Hamilton (1994)

Né à Zanzibar en 1948, Abdulrazak Gurnah a grandi au sein d’une famille issue de la communauté Arabe1. Au moment où le Tanganyika2 accède à l’indépendance (1963), dans la foulée des premières élections libres, des conflits interraciaux éclatent. L’île de Zanzibar vit alors une Révolution (1964), le sultanat qui dirigeait jusqu’alors est renversé, et la minorité Arabe, qui jusque là dominait la scène politique et économique de l’île et de la côte, fait désormais l’objet de persécutions. C’est peu après ces événements que laissant sa famille derrière lui, Abdulrazak Gurnah prend la route de l’exil et en 1966 il part étudier au Royaume-Uni. Après avoir obtenu un doctorat en littérature, parallèlement à l’enseignement, il publie divers récits fictifs (ainsi que des essais) dont la plupart, enracinés au sein de la communauté à laquelle il appartient, explorent entre autres thèmes ceux du colonialisme, des migrations et de l’exil.

C’est dans cette lignée que s’inscrit ‘Paradise’, un roman conçu par Gurnah à la suite d’un voyage qu’il effectua au pays en 1990.

Nous sommes au début du XXe siècle, quelque part du côté du Tanganyika. Né du second mariage d’un père dont les entreprises n’ont guère fructifié, Yusuf semble avoir eu une enfance modeste mais paisible. Jeune et naïf, beau, maigre et affamé, âgé de douze ans, il n’a par ailleurs bénéficié que d’une relative scolarité. Son père ayant contracté une dette qu’il ne pourra pas rembourser, à l’instar d’autres enfants soumis à des conditions similaires, Yusuf est donné en gage, une circonstance qu’il découvrira plus tard. C’est ainsi que le jeune garçon part vivre à l’ombre et au service de l’oncle Aziz, un riche marchand bénéficiant d’une aura digne d’un personnage des Mille et une nuits.

Vivant aux abords d’une ville côtière, l’oncle Aziz figure parmi les hommes fortunés et influents de l’époque. Accueilli comme un prince à son arrivée, Aziz confie Yusuf à Khalil, un garçon qui, lui aussi, a été cédé contre dette. Du haut de ses dix-sept ans, Khalil initie son cadet au travail et au mode de vie auquel Yusuf finira par se conformer. Puis au fil du récit et à mesure qu’il grandira, entre un long séjour à l’intérieur du pays et une expédition commerciale, Yusuf vivra diverses expériences à l’issue desquelles il entrera dans sa vie d’adulte.

Ainsi, de prime abord ‘Paradise’ se présente comme un récit de maturation. Un récit de maturation se déroulant à cette époque particulière où, la présence des Européens s’imposant de plus en plus dans le pays et dans la région, annonce le début d’une période de transition qui, un demi- siècle plus tard, mènera le pays à l’indépendance.

Bref, non seulement c’est à la fin de l’enfance et de l’innocence que l’on assiste, mais également à la fin d’une époque et d’une longue période au cours de laquelle une communauté composée de migrants et de descendants de migrants, de colons et de descendants de colons, régna sur ces terres en roi et maître, et y mena une existence que l’on pourrait qualifier de paradisiaque.

Servi par une prose soignée quoique peu stylisée, fluide et enrichie de descriptions succinctes mais habilement tournées, si le roman semble d’un abord facile, cumulant les imprécisions au niveau du temps, des lieux et des personnages, il m’a également semblé souffrir de quelques ambiguïtés.

Ainsi tandis que le récit nous introduit à l’histoire du jeune Yusuf, passif, étranger à ce qu’il vit, adoptant un rôle d’observateur, ce personnage passe bientôt au second plan. Dans l’intervalle, c’est sous la commande d’autres personnages que l’action aura prit son envol, nous entraînant dans une toute autre direction. Tant et si bien que c’est presqu’à notre insu que Yusuf grandit. Ses pensées, son ressenti et son processus de maturation sont si peu évoqués que lorsqu’à la fin du roman, il commence à prendre du volume, lorsqu’il s’exprime enfin, cette soudaine prise de position, difficilement crédible, paraît incongrue.

Par ailleurs, du récit d’apprentissage auquel on croit avoir affaire au début, on traverse des passages évoquant tantôt le conte oriental, tantôt le récit d’aventure, et tandis que l’aspect socio-historique du roman prends peu à peu du relief, on pense tour à tour s’être trompé sur le genre de roman dont il s’agit pour éventuellement ne plus savoir exactement de quoi il est question. Il en résulte que d’un chapitre à l’autre, bien qu’on se laisse aisément porter par le récit, il devient de plus en plus difficile de dire dans quelle direction ce roman cherche à nous entraîner.

Ce mélange des genres et des perspectives est si confondant et si étrangement amalgamé que je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir une sorte d’assemblage, constitué d’un certain nombre d’éléments importés ou inspirés de diverses sources, qui, aussi artistiquement ficelé qu’il puisse être, n’en prive pas moins le roman de son altérité et lui confère un caractère indéfini.

On pourra le lire et l’interpréter dans un sens ou dans l’autre, mais tout compte fait, une fois la lecture achevée, au-delà des enseignements que j’ai pu tirer des recherches qu’il m’aura incitée à faire, au-delà du fragment de schéma socio-historique que j’ai pu en extraire, je reste mitigée ; perplexe par rapport aux intentions de l’auteur, et hésitant quant à la valeur de l’oeuvre.

 

 

NOTES

1.Minorité ethnique composée de colons et/ou descendants de colons venus du Yémen ou d’Oman pour s’établir au long de la côte Est de l’Afrique où, tirant profit des ressources locales (esclaves, or, ivoire, etc.), ils y développèrent diverses formes de commerce.

2.Nom qui, jusqu’en 1964, désignait la portion continentale de l’actuelle Tanzanie.

 

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