Alai

Red Poppies.2

Red Poppies 1

Traduit du chinois vers l’anglais par Howard Goldblatt & Sylvia Li-chun Lin

Houghton Mifflin (2002)

Lorsqu’on pense au Tibet, c’est l’image d’un peuple religieux inlassablement tiraillé par les conflits politiques et autres querelles interethniques qui nous vient le plus souvent à l’esprit.  Ainsi, force nous est de constater que cette région, comme c’est le cas pour d’autres régions du monde, souffre des clichés que l’on véhicule à son endroit.  J’avoue qu’en abordant la littérature tibétaine, j’appréhendais y retrouver les mêmes images, mais fort heureusement, après quelques recherches, je suis tombée sur un roman qui, en raison de son contexte, de son contenu et de son style, allait me permettre de découvrir cette partie du monde sous un angle plus conforme à mon envie du moment.

Le roman que nous propose Alai, un écrivain tibétain né en 1959 dans la province du Sichuan, s’ouvre en 1930, à une époque où, jouissant d’une indépendance politique de facto, le Tibet n’est encore plus ou moins qu’un témoin à distance des bouleversements vécus par la Chine.  Le narrateur, fils cadet du clan Maichi, alors âgé de 13 ans, vit auprès de sa famille dans une région située à l’est du Tibet, (approximativement là où est né l’auteur). Dominée par une poignée de chefs de clans jouissant des services d’esclaves, cette région est décrite comme suit:

‘We were located slightly to the east under the noonday sun, a very significant location. It determined that we would have more contacts with the Han emperor to the east than with our religious leader the Dalai Lama.’ (p.20)

‘Nous étions situés légèrement à l’est par rapport au soleil du midi, une position très significative en conséquence de laquelle nous nous trouvions à avoir plus de contacts avec l’empereur Han à l’est qu’avec notre chef religieux le Dalai Lama’ (traduit par moi).

Lorsqu’un conflit éclate entre le clan Maichi et le clan Wangpo, c’est donc auprès du gouverneur provincial que le chef Maichi va présenter ses doléances, un geste qui aura des conséquences irréversibles sur l’avenir de la région. Accompagné par un émissaire chinois appelé Huang ainsi que quelques militaires, le chef rentre éventuellement au pays, prêt à affronter son ennemi. Bien que Huang ne participe qu’indirectement à la résolution du conflit, son influence sera déterminante car il exigera en guise de paiement pour services rendus (fournitures d’armes et entraînement d’une armée) que les Maichi sèment et cultivent pour ‘son compte’ des graines de pavot. Or, ces graines dont la fleur puis l’étrange ‘fruit’, exercera une fascination sur tout un chacun, vont non seulement contribuer à l’enrichissement du clan Maichi, mais elles seront à l’origine d’une série d’événements qui transformeront l’économie locale et ébranleront l’équilibre social de la région.

C’est donc dans ce cadre bien précis et en compagnie de notre guide-narrateur, que nous allons vivre les dernières années du régime féodal au Tibet, observant au passage sa transition vers une économie de marché, pour ensuite assister à quelques-uns des événements ayant contribué à affirmer le contrôle politique exercé par la Chine.

Mais ce roman n’est pas qu’historique; construit autour d’un scénario où la fiction danse avec l’histoire, habilement raconté par le cadet du clan Maichi, il bénéficie d’une texture et d’un ambiance toutes particulières.

‘Within the territory governed by Chieftain Maichi, everybody knew that the son born to the chieftain’s second woman was an idiot. I am an idiot… If I’d been born smart, I might have long since departed this world for the Yellow Springs…’ (p.5)

‘Sur le territoire gouverné par le chef Maichi, tous savaient que le fils de la seconde épouse du chef était un idiot. Je suis un idiot… Si j’étais né intelligent, j’aurais depuis longtemps quitté ce monde pour le royaume des enfers…’ (traduit par moi).

Fils de la seconde épouse (Han) du chef de clan, considéré comme un bâtard, ce narrateur dont nous ignorons le prénom, n’a donc d’autre alternative pour sauver sa peau que d’assumer le rôle de l’idiot de la famille.  Ainsi, loin de dominer la scène, grâce à cette position à laquelle il est confiné il peut cependant se permettre bien des libertés. Puis, tout en racontant ce qu’il observe dans son entourage, il grandit et s’ouvre peu à peu aux réalités du monde adulte, exhibant à l’occasion plus d’intelligence et de perspicacité qu’il n’oserait en concéder. Individu à la personnalité chaotique, observateur accidentel, fin conteur, il finira toutefois par prendre part aux événements et apportera sa propre contribution à l’histoire de son pays.

Incarnant le type même du parfait fripon2, il adopte un ton allant de l’autodérision à l’amusement passant par le détachement pour verser à l’occasion dans le sérieux. Grâce à cette voix et ce point de vue particulier, non seulement le roman s’imprègne d’une touche de fantaisie, une tonalité évoquant le folklore, la légende et autres divertissements appartenant à la tradition orale, mais en plus, atténuant par ce moyen, la teneur historique et politique du récit, il se donne alors toutes les chances d’atteindre un large public tout en contournant les aléas de la censure.

Ainsi, à travers cette intrigue racontée de manière plus ou moins ordonnée par un personnage auquel on ne peut manquer de s’attacher, outre divers éléments historiques donc, bon nombre d’aspects de la réalité et de la culture de cette région sont mis en reliefs. Mœurs et coutumes, croyances populaires et pratiques ancestrales, structure et règles sociales sont autant de détails contribuant à la richesse du récit tandis que sur certains points, -on peut penser ici aux nombreux personnages apparaissant au long d’un fil narratif construit sur la base d’un enchaînement d’événements-, il s’inscrit dans la tradition classique de la littérature chinoise.

Vaste roman dont les multiples aspects offrent autant d’opportunités d’analyse. Du reste, une fois le livre refermé on serait bien tenté d’en tirer une quelconque interprétation mais à ce titre, comme c’est le cas pour bon nombre de romans de cette envergure, Red Poppies peut être vu de bien des manières. Ainsi, si certains y décèlent un portrait minorant du peuple tibétain qui s’accorderait au discours entretenu par les autorités chinoises, inversement, d’autres y voient une critique voilée ou autocensurée, de la politique de Beijing envers le Tibet.

Mais peu importe l’interprétation qu’on en ferait, au final à lui seul le fait qu’il suscite  autant de grilles de lectures et de points de vue témoigne de la richesse de ce roman ainsi que de la qualité du travail de son auteur3.

Notes:

  1. Dans sa version originale, le titre du roman尘埃落定 (Chen Ai Luo Ding) signifie ‘Quand la poussière est retombée’.  Soulignons que la version française du roman qui a pour titre ‘Les pavots rouges’ consiste en une traduction faite à partir de la version en traduction anglaise du roman.
  2. Pour ce narrateur, Alai s’est inspiré d’Aku Tonpa, un personnage populaire du folklore tibétain, archétype du ‘trickster’ (fripon) ce qui en fait un personnage mythique.
  3. Publié en 1998, Red Poppies s’est vu décerner le prix Mao Dun en l’an 2000.

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