Carpentaria1
Première publication par Giramondo Publishing, Australie, 2006
Constable, GB, 2008
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C’est grâce à un compte rendu de lecture croisé sur le web2 que mon attention a été attirée vers le travail d’Alexis Wright. Née en 1950, au sein d’une communauté waanyi sise au nord de l’Australie, militant pour la reconnaissance et le respect des droits territoriaux, elle a par ailleurs signé quelques romans, nouvelles et essais dont certains ont été primés à plusieurs reprises.
En guise de première approche, j’ai donc choisi de lire Carpentaria, son second roman.
Après une brève introduction à la cosmogonie waanyi, traçant le contexte tout en amenant les principaux acteurs, cela dans une langue qui traduit remarquablement bien le point de vue autochtone, le récit nous entraîne à petits pas dans un univers où légendes, croyances, visions et rêves côtoient une réalité tracée et mise en forme par le biais de divers personnages qui, autochtones ou blancs, d’une génération à l’autre, se partagent et se disputent un territoire sis aux abords du golfe de Carpentarie.
Histoire aux multiples facettes, elle se déroule donc dans le nord de l’Australie et tourne autour d’une petite ville appelée Desperance. Habitée par des colons blancs venus dans ce coin perdu pour y exploiter les richesses du sous-sol, Desperance constitue en quelque sorte le prototype même de la petite ville située en région éloignée. Economiquement dépendante des grandes entreprises de forage, isolée et soumise aux aléas de la nature, elle est par ailleurs quasiment oubliée par ceux qui, dans un sud lointain, tirent les ficelles du pouvoir.
Au-delà des limites de Desperance se trouve Pricklebush, sorte de no man’s land composé d’herbes sauvages à proximité desquelles se répandent les trésors de la décharge municipale. C’est là que, revendiquant leurs droits territoriaux, vivent, quelques descendants des premières nations. Retranchés parmi les buissons épineux et les rebus, menant une existence de misère, deux clans (celui de l’ouest et celui de l’est) s’opposent sous le regard d’une nouvelle génération qui, faute d’alternative, risque de bientôt verser dans le désœuvrement et/ou la révolte.
Dans ce bout du monde australien, on croise une foule de personnages aux caractères bien trempés qui, à la fois typiques et mythiques, se côtoient, s’aiment et s’haïssent, se méprisent et se respectent, mais surtout se mesurent les uns aux autres et se confrontent dans une éternelle lutte pour la survie.
Parmi eux, figure dominante et sorte de garant de la mémoire ancestrale, Normal Phantom, un homme de la mer qui connaît les eaux territoriales comme pas un, pêche la nuit et embaume ses prises le jour. Puis il y a Elias Smith, apparu un beau jour sur la grève en rescapé des eaux qui laissera derrière lui une empreinte indélébile. Génitrice d’une ribambelle d’enfants, la fière Angel Day incarne quant à elle l’indépendance et la résilience d’une race à part mais dont les débordements peuvent parfois arborer quelques teintes caricaturales. Will Phantom fils rebelle et personnage aux accents de visionnaire, poursuivi par les sbires de la mine, ronge son frein dans l’ombre imposée par sa révolte jusqu’à ce que les événements l’entraînent dans un tourbillon halluciné. Stan Bruiser, sorte de self-made man devenu maire, il personnifie l’opportunisme corrompu ainsi que la violence. Sans oublier le très charismatique Mozzie Fishman qui, accompagné par une horde de fidèles, parcours le pays en prêchant la ‘bonne parole’.
D’un personnage à l’autre, une communauté prend forme et entre le suprématisme des uns et les guerres obstinées des autres, on découvre un territoire naturel vivant qui, étouffant sous la pression exercée par les hommes, finira par réagir. Désarçonnés par la violence déployée par les éléments, nombreux sont ceux qui iront se perdre (ou se retrouver); seuls ceux qui depuis toujours auront été intimement liés, attachés, à cette nature, parviendront à composer avec elle.
Riche de nombreux éléments donc, c’est un récit qui tarde à se mettre en place mais qui peu à peu vous absorbe et vous entraîne dans un fantastique maelström d’images et d’événements, d’action et de réflexions.
Fable politico-environnementale et roman fondateur, imprégné de magique, de mystique, de mythique et de philosophique, Carpentaria embrasse divers thèmes dont les principaux, l’anthropocentrisme et le colonialisme ainsi que l’impact qu’ils ont sur notre monde, ne manqueront pas de toucher la plupart des lecteurs.
Servi par une écriture somptueuse, c’est un roman puissant, une entrée dans un univers fascinant dont on ressort transformé.
NOTES :
1.Titre français : Carpentarie.
2.Tony’s Reading List en parle ici et ici.
3.Notons qu’en 2006 ce roman s’est mérité le convoité Miles Franklin Award.
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