Eka Kurniawan

Beauty is a Wound1

Traduit de l’indonésien par Annie Tucker

Pushkin Press (2016)

Apprécié dans son pays depuis près de deux décennies, ça n’est que récemment, avec la traduction et la publication de son second roman, “Man Tiger/L’homme-tigre”, qu’Eka Kurniawan s’est fait connaître à l’étranger. Dans la foulée de ce premier succès et avec quelques mois d’écart seulement, “Beauty is a Wound”, originalement publié en 2002, arrive dans les librairies anglo-saxonnes.  Il n’en faut pas plus pour que le nom de l’auteur commence à circuler dans les milieux littéraires et avec raison.

“One afternoon on a weekend in March, Dewi Ayu rose from her grave after being dead for twenty-one years.” (p.1)

“Par un bel après-midi du mois de mars, Dewi Ayu se souleva de sa tombe après avoir été morte pendant vingt et un ans.” 2

Nombre de lecteurs l’ont souligné, voilà une phrase qui non seulement débute drôlement bien un roman, mais elle donne également envie de lire la suite. Et suite il y aura bien sûr, car si c’est dans un but précis que Dewi Ayu revient parmi les vivants, il nous faudra cependant prendre le temps de connaître son histoire avant de découvrir, vers la fin du roman, le motif de cet étonnant retour parmi les hommes.

“Beauty is a Wound” raconte donc la trépidante histoire d’une famille indo-hollandaise dans l’Indonésie du XXe siècle.  L’action se déroule dans une ville fictive appelée Halimunda, ville côtière située sur l’île de Java, dont la genèse, évoquée en cours de récit, est liée à une légende populaire mettant en scène la divine princesse Rengganis (elle-même généralement associée au Royaume de Sunda, VII-XVIe siècle).  Outre la flamboyante Dewi Ayu, célèbre prostituée et unique descendante de la famille Stammler, le roman est animé par un généreux assortiment de personnages dont, parmi les principaux: Maman Gendeng l’invincible chef de gang, Shodancho militaire craint et respecté, camarade Kliwon militant communiste, ainsi qu’Alamanda, Maya Dewi, Adinda et Beauty, les quatre filles de Dewi Ayu.  Partant de l’époque coloniale, en passant par l’occupation japonaise, la montée du communisme, l’indépendance et ainsi de suite, le récit, et par conséquent Halimunda et ses habitants, traverse l’une des périodes les plus tumultueuses de l’histoire indonésienne.

A l’image de l’histoire indonésienne du XXe siècle, c’est un roman marqué par la violence, la brutalité et la passion. Tel que le titre l’annonce, la beauté, en tant qu’instrument du pouvoir, objet de convoitise et source de souffrance y est omniprésente.  Et si celle-ci semble souvent constituer l’unique atout sur lequel les femmes peuvent s’appuyer, la beauté est également perçue comme cause des pires malheurs. Car, il faut bien le dire, dans un contexte turbulent où l’asservissement à une puissance étrangère, les guerres, les conflits sociaux et la lutte pour un pouvoir que tout un chacun tente de s’approprier sont sources d’innombrables tensions, les relations humaines, contaminées par l’atmosphère malsaine dans laquelle elles se nouent, ne sauraient être que troublées.  A ce titre, si ce roman établit un état des lieux plutôt réaliste, la crudité avec laquelle certains sujets sont traités en choquera plus d’un.

Hanté par des fantômes venus d’un passé plus ou moins lointain, le roman aborde par ce moyen la notion d’héritage, un thème qui, dans le contexte où il est développé, illustre comment un individu ou une nation ne saurait vivre sereinement sans d’abord s’être affranchi des marques laissées par ceux qui l’ont précédé.

Explorant les régions du conte et de la légende, jonglant avec le folklore et l’art traditionnel indonésien, évoquant l’histoire socioculturelle et géopolitique du pays, pour éventuellement verser dans la fantasmagorie d’un réalisme magique revisité, Eka Kurniawan use de tous les moyens, osant même la démesure, pour nous intriguer et nous tenir en haleine.

Faisant fi d’une classique forme linéaire, il nous livre par ailleurs un récit évoluant à coup de digressions et de détours qui, suivant une logique sans faille, forment un écheveau complexe de sous-récits se rattachant au fil principal. Grâce à ce procédé, nous découvrons peu à peu l’histoire et le parcours individuel des personnages et principaux acteurs du roman, l’ensemble résultant en un tout cohérent et remarquablement bien orchestré.

Clairement imprégné par le travail de ses prédécesseurs, en adoptant un style et une forme que l’on reconnaît aisément, l’auteur exhibe une certaine candeur qui, à mon avis, témoigne d’une personnalité littéraire en devenir. Un caractère novice se dégage également de la prose qui, tentant de jouer sur divers registres, affiche une dextérité encore timide de plus qu’elle semble souffrir d’une traduction toute aussi novice, celle-ci se manifestant entre autres par l’usage d’expressions tirées du slang étatsunien (inappropriées dans ce contexte), le choix de termes incongrus ainsi qu’une syntaxe parfois fantaisiste.

Brutal, choquant, tendre, révoltant, surprenant, attendrissant, vaste, riche et ambitieux, habilement conçu et conté, “Beauty is a Wound” mérite de nombreux qualificatifs et pour un premier roman, cela me semble fort prometteur.

Notes:

  1. Titre français: Les Belles de Halimunda
  2. Traduit par mes soins.

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