Ferenc Karinthy

Epépé

Traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy

Zulma (2013)

Parti assister à un congrès à Helsinki, Budaï, un éminent linguiste hongrois, se retrouve, suite à un malheureux concours de circonstances, ailleurs, dans un contexte étranger, un pays et une ville inconnus qu’il ne parvient pas à identifier. Comble de l’ironie pour cet homme qui maîtrise plusieurs langues, malgré tous les moyens auxquels il a recours, il ne parvient pas à communiquer.  Seul face à un milieu hostile, privé de contacts et de ressources, comment fera t’il pour survivre et éventuellement se sortir de l’impasse?

C’est grâce à ce scénario propre à susciter la curiosité en même temps qu’il ne manque pas d’évoquer quelques situations familières que Ferenc Karinthy engage immédiatement le lecteur. Installant par ailleurs le récit sur le thème de la communication, outre la peur de l’inconnu, il met alors à contribution certaines des réactions parmi les plus naturelles chez chacun d’entre nous.

Qui n’a pas un jour éprouvé l’angoisse d’être incompris, de se voir exclu ou ignoré du reste du monde?  Qui ne connaît pas la crainte de se retrouver seul et prisonnier de circonstances dont il semble impossible de sortir?

Publié en 1970 et probablement conçu dans la seconde moitié des années 1960, Epépé voit le jour au au moment où Ferenc Karinthy, abordant la cinquantaine, cumule diverses expériences tandis qu’il évolue dans un contexte pour le moins incertain. Ainsi, on imagine assez bien l’écrivain, lorsqu’il entame l’écriture de ce roman, en train d’observer et de questionner le présent, examinant d’où vient la société dans laquelle il vit pour anticiper par ailleurs ce vers quoi elle semble se diriger. On imagine aisément que partant de là, il ait pu avoir envie d’amplifier et d’extrapoler, inventant au fil des mots, un univers parallèle visité par un personnage qui à certains égards lui ressemble, un monde qui sommes toutes pourrait très bien être, songe t’il à ce moment-là, celui où il risque de bientôt se retrouver.

Ainsi, dans les pas de Budaï nous découvrons une ville tentaculaire qui semble s’étendre bien au-delà de l’horizon, une ville où, toutes races confondues, s’amalgament un nombre croissant d’habitants, une ville policée dans une société réglée, dont les moindres recoins sont occupés et habités par une multitude dense et indifférente, une ville enfin qui, à l’instar d’autres villes fictives, n’est pas sans évoquer l’extrême, l’ultime mégapole, bref, le village planétaire.

S’il est clair que l’auteur intègre au récit divers éléments faisant allusion à son pays et que de ce fait il est possible de voir dans ce roman une critique de la société hongroise de l’époque, il n’en demeure pas moins qu’outre des thèmes à teneur universelle, Karinthy prend également soin de dessiner un cadre neutre et varié tout à la fois, un cadre dans lequel on pourra se sentir familier tout en éprouvant la sensation d’être en milieu étranger.

Ainsi, non seulement Ferenc Karinthy crée une ville et une nation sur lesquelles on ne peut accoler une identité précise, mais il place également le lecteur face à une société évoluant dans un système dont les principaux composants sont partagés par nombre de sociétés modernes, en l’occurrence un système basé sur la croissance, la production et la consommation. De là, le roman déborde donc largement du cadre de la Hongrie et en dévoilant peu à peu une société qui, conséquence de ce système, semble lancée dans un processus de déshumanisation unilatéral, il nous confronte à l’un des visages de notre réalité, nous incitant ainsi à questionner les choix que nous (en tant qu’individus et en tant que société) effectuons ou sanctionnons jour après jour, année après année.

Mécanisme ingénieux s’il en est. Il fonctionne d’autant mieux qu’étant construit sur un échafaudage classique, à la manière d’un thriller psychologique le récit évolue dans une tension allant croissant. Puis, tandis que l’intrigue nous entraîne toujours plus avant, suscitant moult questions et réflexions, le suspense demeure intacte jusqu’à la conclusion qui, s’achevant abruptement, laisse le lecteur coi, imprégné du souvenir d’une lecture intense et stimulante.

La prose est sèche et les phrases tombent comme autant de cailloux traçant le parcours du héros. Quelques invraisemblances ainsi qu’une tendance à la répétition peuvent agacer, mais elles s’effacent aisément derrière l’univers cauchemardesque dans lequel nous sommes plongés.

Roman social proche de la dystopie, malgré quelques rides, Epépé mérite une bonne place parmi les classiques du genre.

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