Le général de l’armée morte
Titre original : Gjenerali i Ushtrisë se vdekur (Tirana, 1963)
Traduit de l’albanais vers le français par Jusuf Vrioni
Albin Michel/Livre de Poche, 1970
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Inspiré par les événements qui ont marqué l’Albanie et les Albanais lors de la seconde guerre et dans les années qui suivirent, composé vers le début des années 1960 et publié alors qu’Ismaïl Kadaré était âgé de 27 ans, ce premier roman révéla l’écrivain non seulement dans son pays, mais également, grâce à la traduction française de Jusuf Vrioni, quelques années plus tard, on put le découvrir à l’étranger, fait notable, sachant qu’à l’époque, soumis à la dictature rigide d’Enver Hoxha, ce pays comptait parmi les plus contraints et les plus isolés du monde.
Le roman raconte l’histoire d’un général de l’armée italienne qui au début des années 1960 débarque en Albanie pour aller récupérer les restes des soldats italiens morts vingt ans plus tôt au cours de diverses opérations militaires commandités par le gouvernement fasciste. Pour ce faire, il est accompagné par un autre militaire, un colonel exerçant la fonction de prêtre des armées qui, fort des expériences qu’il a cumulées dans ce pays, s’avère être un conseiller appréciable pour ce général qui, hormis la lecture d’un guide et quelques témoignages, n’a aucune connaissance de l’Albanie. L’équipe comprend également un expert Albanais ainsi que des chauffeurs et des terrassiers locaux. Muni de listes précises, de documents, de cartes, et autres données, le général, fier de diriger cette ‘noble mission humanitaire’, parcourt le pays dans tous les sens, creusant et fouillant la terre, supervisant les recherches, les procédures d’identification, de même que l’entreposage des restes dans des sacs prévus à cette fin qui, une fois l’entreprise complétée, seront livrés à leurs proches.
Le projet mettra un peu plus d’une année avant d’être complété avec plus ou moins de succès. Pendant ce temps, confronté pour la première fois à un pays et à une nation qui lui sont étrangers, auxquels il ne comprend pas grand-chose et envers lequel il éprouve un certain mépris, confronté à la réalité d’une guerre ‘qu’il n’a pas faite’ et dont la finalité fut désastreuse, confronté quotidiennement au sale travail de terrain et à la mort, haïssant de plus en plus cette tâche, le général prendra peu à peu conscience de l’absurdité même de sa mission qui, tout compte fait, consiste à chercher des ossements pour arriver à reconstituer une ‘armée morte’.
Entre le prestige rattaché à cette charge, la solitude, le ressentiment mal voilé de la population locale, et la lassitude qui l’accompagne jour après jour sur le terrain, cramponné au sentiment de supériorité qu’il éprouve dû à sa nationalité, à sa classe, à son grade et au soi-disant prestige de l’armée qu’il représente, ce général découvrira ici des réalités (l’Albanie et le peuple Albanien, les dessous de la guerre et le sort qu’ont connu les soldats italiens) qui jusqu’alors lui étaient inconnues.
Adoptant le point de vue du général, Ismaïl Kadaré livre ici un récit dont l’intrigue peu complexe est en grande partie animée par ces deux personnages privés de nom dont le profil, défini par quelques traits, évoque à priori la caricature. Campée dans un contexte dont la géographie, la culture et la texture sociale sont décrits voire célébrés avec un réalisme remarquable, cette mise en scène quasi théâtrale, apparaît bientôt non seulement comme un prétexte pour magnifier son pays mais semble également, avec le concours du judicieux jeu de perspective et de points de vue que l’auteur utilise, viser à confondre la censure tout lui permettant d’atteindre avec plus ou moins de précision l’objectif qu’il s’est fixé.
Servi par une prose qui pour une grande partie m’a semblé sèche et statique, dès l’abord, j’ai été rebutée par ce récit. Le mutisme rentré du prêtre et la naïveté ahurissante du général, puis la stricte ambivalence des positions qu’ils adoptent (tantôt humanitaires, tantôt rigides ou haineuses) m’ont semblés aussi peu vraisemblables que cette mission dont on devine aisément qu’elle n’ira nulle part.
Bref, je n’ai pas adhéré, si bien qu’à force d’observer ces deux stéréotypes d’hommes qui, tout en se réclamant de nobles sentiments personnifient un ethnocentrisme nourri d’ignorance, de théories douteuses et de préjugés racistes, à force de les voir vivre une expérience dont ils ne semblent jamais tout à fait prendre la mesure, c’est avec une perplexité grandissante que j’ai poursuivi ma lecture.
Mais tenant compte du contexte dans lequel ce roman a été composé ainsi que du point de vue et du ton adopté, réalisant qu’au départ ce récit devait s’adresser d’abord et avant tout au lecteur Albanais, et plus précisément au lecteur Albanais des années 1960, il m’est ainsi apparu que dépourvue des repères qui permettent à l’autochtone de saisir les allusions, les sens communs, les marques d’humour, voire la réalité tel qu’il l’expérimente dans le contexte où il vit, je me retrouvais, à l’instar des deux protagonistes dans leur aventure, privée de cette lunette culturelle à travers laquelle ce roman aurait dû être lu, reléguée au rôle de spectatrice en train de regarder le roman se dérouler sous mes yeux.
Quoi qu’il en soit, jonglant avec le sens des mots, hésitant entre diverses interprétations possibles, j’ai vainement tenté de déchiffrer les codes de ce roman pour finalement parvenir à ne saisir que des bribes ; l’essentiel du sens et la portée de celui-ci m’a vraisemblablement échappé.
Ainsi, bien que l’on puisse reconnaître la subtilité voire l’ingéniosité du jeu de miroir utilisé par l’auteur, il n’en demeure pas moins que la réalisation d’un tel procédé pose un défi particulier, notamment pour un écrivain qui en est à ses premières armes. Bien qu’impressionnant pour un premier ouvrage, le résultat n’est donc pas sans souffrir du manque d’assurance de l’auteur, faiblesse que j’imagine, le cinéma1 ou le théâtre1 ont pu contourner, mais qui à l’écrit, exige de la part du lecteur une bonne dose de flexibilité.
Nul doute que ce roman, tant au moment de sa publication qu’aujourd’hui, constitue, pour le lecteur étranger, une bonne ‘entrée’ en Albanie. Cela étant, s’agissant d’un premier roman, et soulignons-le encore une fois, un premier roman conçu et publié dans un contexte particulièrement difficile, ‘Le général de l’armée morte’, en dépit de ses failles, témoigne d’ambitions littéraires auxquelles l’expérience fera semble-t’il éventuellement echo et verra cet auteur propulsé parmi les écrivains les plus notables de sa génération.
1.Ce roman a été adapté pour le cinéma par Luciano Tovoli (1983) et par Dhimitër Anagnosti (1989), il a également fait l’objet d’une adaptation pour le théâtre en Albanie.
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