La société des rêveurs involontaires
Titre original : A Sociedade dos Sonhadores Involuntários (2017)
Traduit du portugais (Angola) vers le français par Danielle Schramm
Editions Métailié (2019)
♦
Ma précédente lecture chez cet auteur m’ayant laissé une impression positive, j’ai eu envie de voir comment le travail de José Eduardo Agualusa avait évolué depuis. Parmi les livres publiés dans l’intervalle, mon premier choix n’ayant pas encore fait l’objet d’une traduction, je me suis éventuellement tournée vers la plus récente des publications en français soit ‘La société des rêveurs involontaires’ dont le titre ne manqua d’ailleurs pas d’éveiller ma curiosité.
Si dès les premières lignes le ton est donné…
‘Je me réveillai très tôt. Je vis à travers l’étroite fenêtre passer de longs oiseaux noirs. J’avais rêvé de ces oiseaux. C’était comme s’ils avaient jailli de mon rêve vers le ciel…’
… la suite, dans une alternance de fils, de points de vue et de forme, évolue à un rythme nerveux, entraînant le lecteur dans les pas d’un narrateur dont l’existence semble plutôt mouvementée.
Aux commandes de ce récit, à l’égale de l’auteur et à l’égale de son homonyme dans ‘Théorie générale de l’oubli’, Daniel Benchimol est né à Huambo en Angola, en 1960, et exerce la profession de journaliste. Autrefois virulent à l’endroit du gouvernement, ce qui d’ailleurs lui a valu quelques ennuis, il s’est désormais retranché dans un rôle d’observateur passif. Ainsi, entre deux entrevues d’artistes ou autres personnalités connues, il s’amuse à enquêter sur les cas de disparition en tous genres. En outre, tel que nous le découvrons dès les premières pages du roman, Daniel a la particularité de vivre en rêve des situations parmi lesquelles certaines se produisent dans la réalité. Ainsi a-t-il rêvé d’interviews qu’il aura éventuellement réalisés, ou tel que cité plus haut, de ces oiseaux qu’il apercevra ensuite à son réveil, ou encore d’une femme, Moira, dont il fera un jour la connaissance, etc.
En train d’enquêter sur la disparition d’un avion au moment où l’histoire débute, Daniel raconte comment, à l’issue d’une quinzaine d’années de séparation, il est sorti ‘dévasté’ du tribunal où le divorce, demandé par sa compagne, vient d’être prononcé. Venu chercher refuge et réconfort dans un petit hôtel situé en bord mer, c’est après une nuit de repos que tâchant de se détendre en allant nager, il trouve un appareil photo flottant sur l’eau, un appareil dont le contenu lui dévoilera l’image d’une femme dont il a rêvé. A l’occasion de ce même séjour, Daniel, qui n’en est pas à sa première visite en ces lieux, fait plus ample connaissance avec le propriétaire de l’hôtel, un certain Hossi, ancien guérilléro de l’Unita1 qui pour sa part affirme ne plus rêver, mais…
A l’égale de ‘Théorie générale de l’oubli’, ‘La société des rêveurs involontaires’ bénéficie d’une construction éclatée qui lui confère un cachet particulier et contribue par ailleurs au rythme du récit.
Alternant entre narration, extraits de journaux intimes, lettres et mails, évoluant de l’Angola au Brésil en passant par Cuba, l’Afrique du Sud et le Mozambique, introduisant au passage une flopée de personnages hauts en couleur, le récit butine d’un point à l’autre, retraçant au gré des événements, une période qui fut particulièrement significative pour Daniel.
Avec pour toile de fond, l’Angola tel qu’il se présente en 2016, soit au moment où le président Dos Santos, en poste depuis 1975, annonce qu’il quittera ses fonctions d’ici deux ans, c’est un roman qui est bercé par les rêves : les rêves qui transcendent la réalité ; ceux qui alimentent la vie ; ceux qu’on étudie ; ceux qui rapprochent et unissent les êtres ; puis ceux, entretenus en silence par une nation portant en elle les stigmates d’une longue guerre civile, qui s’exprimeront sans filtre par les voix d’une nouvelle génération.
Animé, coloré, inventif, quoique parsemé d’occasionnels clichés, avec une légère propension pour le rocambolesque, c’est un roman plutôt léger, allégé devrais-je dire, dont les parties, librement tissées, s’appuient sur des thèmes tels de l’amour, l’amitié ou la liberté, un fond où l’intelligence cède parfois le pas à la caricature ou encore à l’expression d’un sentimentalisme banal.
D’un abord accessible et généralement engageant, ‘La société des rêveurs involontaires’ constitue une manière divertissante d’aller jeter un coup d’œil sur l’Angola des années 2015-16.
1.Unita : União Nacional para a Independência Total de Angola, est un mouvement qui après avoir lutté pour l’indépendance de l’Angola est devenu parti politique.
* *
A General Theory of Oblivion1
Titre original: Teoria Geral do Esquecimento (2013)
Traduit du portugais vers l’anglais par Daniel Hahn
Archipelago Books (2015)
♦
Dans le tumulte des jours qui ont précédé et mené à l’indépendance de l’Angola, Ludo, une femme souffrant apparemment d’agoraphobie et dont la sécurité semble menacée, construit un mur devant la porte de l’appartement où elle habite. Elle vivra ainsi, coupée du monde pendant près de trente ans.
Signé par un auteur souvent considéré comme l’une des plumes marquantes de la littérature lusophone contemporaine, ce roman, avec ce titre singulier et son sujet intriguant, me tentait beaucoup.
Après un avant-propos où l’auteur/narrateur affirme d’une part avoir eu accès à des documents originaux à partir desquels il aurait reconstitué l’histoire de Ludovica Fernandes Mano, histoire dont il se serait inspiré, tandis que d’autre part il insiste sur le fait que tout, absolument tout dans ce livre n’est que pure fiction, quoique déconcertée, prenant un chat pour ce qu’il est, je me suis tout de même laissé berner, croyant qu’en effet…
Ainsi, si dès l’abord le personnage de Ludo et son histoire m’ont semblé tout à fait crédibles, séduite par le potentiel fictionnel d’un personnage et d’un contexte particulièrement intéressants, j’étais tout à fait disposée à me laisser entraîner par ce récit, m’attendant plus ou moins à voir se déployer en une sorte de parallèle, l’expérience vécue par cette femme isolée du monde tout en découvrant en second plan, l’évolution des événements dont l’Angola a été le théâtre au cours de ces années.
‘A General Theory of Oblivion’, se déroule à Luanda (capitale de l’Angola) et commence peu avant 1975, au moment où le pays déjà fractionné, s’enlise peu à peu dans une interminable guerre civile, pour s’achever, une trentaine d’années plus tard, dans un contexte relativement stabilisé.
Narré à la troisième personne et incluant des extraits de textes composés par Ludo, bien qu’évoquant de ci de là quelques éléments ou événements appartenant au contexte angolais, le récit demeure essentiellement attaché aux personnages.
Explorant le thème du passé, du passé que l’on s’applique à oublier afin de se réincarner et de mieux s’inscrire dans la réalité actuelle, le récit touche également au thème de l’identité, du soi qui se transforme (ou que l’on réinvente) suivant les circonstances dans lesquelles on se trouve. Deux thèmes qui, on le devine, font merveilleusement écho à l’histoire récente de l’Angola et qui forcément, appellent à l’introduction d’une variété de personnages.
Ainsi, initialement centré sur l’histoire de Ludo, le récit s’ouvre ensuite sur une perspective plus étendue. Parmi les personnages que nous croisons, Jeremias Carrasco, un mercenaire portugais venu combattre en Angola au nom de la civilisation occidentale mais qui après une retraite forcée se transformera (on ne sait pas comment ni pourquoi) en défenseur des Mucubals (peuple de nomades); Arnaldo Cruz (alias Little Chief), militant de gauche dès son plus jeune âge qui après avoir été emprisonné à deux reprises et considéré mort, se réincarnera (grâce au hasard) en businessman accompli; Magno Moreira Monte, un enquêteur de la police politique à l’emploi du parti communiste qui, après s’être repenti (pour des raisons obscures) cherche, sans trop y parvenir, à se faire oublier, notamment par ceux qu’il a persécutés.
Mais aussi riches que puissent être les thèmes abordés et aussi pertinentes que puissent être les histoires des personnages, ceux-ci ayant apparemment été expurgés de leur substance, ne se présenteront à nous que sous un aspect simplifié.
Ainsi, en dépit de leur vraisemblance, les histoires de ces personnages évoluant essentiellement à coup d’heureux hasards, ne parviennent que timidement à mettre en relief les thèmes et les réflexions qu’elles servent à illustrer. Au demeurant, l’assemblage de ces diverses histoires autour d’un fil jouissant d’une trop évidente probabilité, m’a laissé perplexe.
Adoptant une forme éclatée, le roman se décline en 36 courts chapitres dont l’enchaînement, parfois périlleux, s’il laisse de larges espaces non comblés, est cependant assez bien exécuté. Cette structure pour le moins originale constitue, soulignons-le, l’une des particularités du roman.
Mais si l’esthétique de la forme de même que la prose épurée et légèrement teintée de poésie sont appréciables, on peut penser qu’à l’inverse, le patchwork tissé par l’auteur n’aura apparemment pas permis aux divers éléments composants ce roman de se déployer à leur juste mesure. Bref, à l’issue d’un agréable moment de lecture, je reste indubitablement sur ma faim.
1.Titre de l’édition française: Théorie générale de l’oubli
©2015-2024 CarnetsLibres