Figurant parmi mes auteurs préférés et parmi ceux dont je prévois lire un grand nombre d’ouvrages, les œuvres de José Saramago apparaîtront en ces pages, au fur à mesure de mes recensions, classés dans un ordre s’accordant à leur date de parution initiale.
Cette seconde page dédiée à l’auteur recense parmi les titres ayant paru au cours des années 1980: Relevé de terre, Le Dieu manchot, L’année de la mort de Ricardo Reis, Le radeau de pierre, Histoire du siège de Lisbonne.
Relevé de terre
Titre original : Levantado do Chão, (Lisbonne 1980)
Traduit du portugais vers le français par Geneviève Leibrich
Seuil 2012.
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Publié quelques six années après que le Portugal ait mis fin au long règne d’un régime autoritaire, dédié à deux figures ayant marqué le mouvement ouvrier1, Relevé de terre rend hommage à ceux et celles qui ont vécu, souffert, puis lutté contre des conditions de travail et de vie misérables.
Roman historique et roman du terroir tout à la fois, roman engagé et imprégné d’un esprit pro-prolétaire gauchisant, il adopte sans concession le point de vue des gagne-petit et s’inscrit d’emblée dans la lignée d’œuvres d’auteurs tels qu’Emile Zola ou John Steinbeck.
Après une mise en perspective historique, prenant ainsi racine au sein d’un processus évolutif, le récit s’attarde puis s’installe éventuellement en milieu agricole, dans la région centre du Portugal (Alentejo) et traverse avec plus de précision les années 1920-1975.
Entre le début du XXe siècle et la révolution des œillets, trois générations de la famille Mau-Tempo se succèdent de père en fils et filles. Analphabètes et pauvres, soumis au régime imposé par une poignée d’exploitants terriens qui bien souvent bénéficient de la complicité avouée de l’armée et de celle inavouée de l’église, peu à peu, ces hommes et ces femmes apprennent à se ‘soulever’ face à ceux qui tirent les ficelles économiques et politiques de leur pays.
Sous la commande d’un narrateur omniscient qui n’hésite d’ailleurs pas à nous confier ses réflexions, le point de vue adopté pour la narration se place à une certaine distance des personnages, nous offrant ainsi une perspective étendue de l’histoire racontée. Si cette approche nous permet d’observer avec plus de recul et d’ainsi mieux prendre la mesure de la progression des situations décrites, en revanche cela affaiblit le sentiment de proximité ou d’identification du lecteur avec l’un ou l’autre des personnages.
En outre, passant d’une génération à l’autre et survolant l’existence des uns et des autres, cette vue d’ensemble, laisse moins de place pour le développement d’une quelconque intrigue si bien que celle-ci demeure tout au long du récit relativement peu soutenue.
Fort heureusement, la narration ainsi que la prose, toutes deux impeccables, compensent en quelque sorte pour cette quasi absence d’intrigue en exerçant un effet d’entraînement. En effet, pourvues d’une sorte de rythme interne (en raison de leur sonorité et/ou de leur longueur), les phrases développent une telle cadence qu’à la lecture, on se sent pratiquement porté par un mouvement. Cela a du reste évoqué chez moi l’idée d’un chant, d’une ode que l’auteur aurait composée en hommage à ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour… un monde plus juste.
On ne peut rester insensible au sort parfois tragique que connaissent ces personnages, mais en raison de la perspective adoptée une certaine distance émotionnelle persiste au long de la lecture, ce qui, au risque de voir l’intérêt du lecteur s’effriter, met d’autant plus en relief la réalité des événements décrits. Si l’on ajoute à cela la qualité de la prose et de la narration, la passion avec laquelle l’auteur s’est visiblement investi à ce projet, l’affection qui transpire tout au long du récit, l’on comprend que si le récit ne fonctionne pas parfaitement en tant que roman, il constitue néanmoins un magnifique hommage.
1.Germano Vidigal et José Adelino dos Santos
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Le Dieu manchot
Titre original: Memorial do Convento (Lisbonne, 1982)
Traduit du portugais vers le français par Geneviève Leibrich
Albin Michel, 1987
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S’inspirant d’un chapitre de l’histoire portugaise le cinquième roman écrit par José Saramago dont le titre original se traduirait par ‘Chronique du monastère’, vise entre autres choses, à démontrer que l’histoire c’est aussi de la fiction.
On est au début du XVIIIe siècle, tandis que le Portugal entre dans une période de paix, le tribunal de l’inquisition lui, tient le peuple bien en laisse. A vingt-deux ans, marié depuis quelques années, le roi dom João V rêve d’une descendance que la reine tarde à lui donner. Quand, par l’intermédiaire de l’évêque inquisiteur, un moine Franciscain déclare : ‘si votre Majesté promettait de faire élever un couvent dans le village de Mafra, Dieu vous accorderait une descendance’, impressionné, après s’être assuré de la fiabilité du moine, le roi rétorque ‘Je promets […] de faire bâtir un couvent franciscain dans le village de Mafra si, dans un délai d’un an à partir de ce jour, la reine me donne un fils’. Dom Joao tiendra sa promesse. Commencé en 1717, ce qui devait être un modeste couvent devant abriter quelques dizaines de moines, devint, grâce à l’esprit des grandeurs du roi combiné aux profits que rapporte l’exploitation des richesses dans les colonies portugaises, un palais s’étendant sur 40000m2 dont la construction employa une partie de la population et mit 13 ans avant d’être complété.
A la même époque, Balthasar1 soldat revenu de la guerre d’Espagne avec une main en moins, fait la connaissance de Blimunda1, une jeune femme dotée de pouvoirs surnaturels et dont il tombe amoureux au premier regard, ainsi que celle du Père Bartolomeu1, brillant esprit venu du Brésil. Les deux hommes et la jeune femme si lient d’une amitié inébranlable. Lorsque le Père Bartolomeu conçoit et entreprend en secret de construire une passarole, engin grâce auquel l’homme pourra un jour voler, c’est auprès de Balthasar et de Blimunda qu’il trouvera le compagnonnage nécessaire à la réalisation de son projet.
Le récit suit donc en alternance l’évolution de ces deux projets auxquels les existences de Balthasar et Blimunda seront liées. Ce faisant, il explore entre autres thèmes celui de la religion, du pouvoir et de l’exploitation des classes laborieuses.
Histoire d’amitié, histoire d’amour, véritable condensé du génie et des faiblesses humaines, richement documenté, le roman fourmille d’énumérations, de descriptions et d’observations portant sur les objets, les mœurs, les usages, les mentalités, etc., de cette époque. Teintée pour l’occasion d’antiques couleurs, évoquant tantôt avec une aisance non dénuée d’ironie les conforts et les conformismes de la noblesse pour ensuite dépeindre les misères et les accommodements dont le petit peuple doit se contenter, la plume de l’auteur, tant par le style qu’elle adopte que par le contenu du roman, nous plonge avec délice dans ce Portugal du XVIIIe siècle.
Pourvu d’une trame fictive qui ne sert sommes toutes qu’à teinter l’ensemble, le roman reste très attaché à réalité historique, si bien qu’à quelques éléments près, le récit se présente ni plus ni moins que comme une réécriture interprétative de l’histoire, une réécriture où la sécheresse du verbe et l’autorité du ton que l’on rencontre habituellement dans un manuel d’histoire sont ici remplacés par le charme occasionnellement réflexif ou humoristique d’une narration habilement servie par une plume stylisée.
Admirablement réalisé, les amateurs d’histoire et d’architecture devraient y trouver leur bonheur tandis que les lecteurs en quête d’un roman historique ou d’une fiction en bonne et due forme, risquent de rester sur leur faim.
1.Personnages inspirés par: Bartolomeu Lourenço de Gusmão (1685-1724), inventeur portugais né au Brésil, ainsi qu’hypothétiquement par Miguel de Castro Lara et Maria Coutinho, un couple que fréquentait Bartolomeu Lourenço.
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L’année de la mort de Ricardo Reis
Titre original : O Ano da morte de Ricardo Reis (Lisbonne, 1984)
Traduit du portugais vers le français par Claude Fages (Seuil, 1988)
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Soyons clair dès l’abord: ce roman m’a beaucoup plu.
Publié en 1984, il s’agit du sixième roman composé par José Saramago qui, à ce stade-ci a développé un style qui lui sied bien et au gré duquel il explore par l’écriture ses thèmes de prédilection.
Tel que le titre l’indique, cette fois-ci l’auteur s’est inspiré de la biographie et de l’œuvre de Ricardo Reis1, et par extension de celles de Fernando Pessoa, pour concevoir un récit dont le sujet principal n’en est pas pour autant strictement littéraire.
En effet, l’histoire qui se déroule à Lisbonne au cours de l’année 1936 fait état, par le biais de son personnage principal, non seulement de l’image que lui renvoie un pays qu’il redécouvre après une longue absence, mais également de l’évolution des divers éléments ayant concouru à l’avènement de la seconde guerre mondiale. Bref, l’aspect historique y occupant une place importante, on peut dire qu’il s’agit d’un récit à caractère sociohistorique dans lequel viennent s’insérer divers composants d’ordre culturels et littéraires, mais l’inverse est également vrai.
L’histoire débute en décembre 1935, soit environ un mois après la mort de Fernando Pessoa qui, comme on le sait désormais, laissa derrière lui une œuvre considérable composée par de nombreux hétéronymes parmi lesquels figure Ricardo Reis. Ce dernier, laissé pour ‘vivant’ au moment où Pessoa décède, constitue donc le point de départ et le personnage principal du roman.
En décembre donc, on retrouve Ricardo Reis qui, à l’issue de seize ans d’exil au Brésil et après une traversée transatlantique, débarque à Lisbonne.
Outre cette longue absence, Lisbonne n’étant pas sa ville natale2, hormis l’ami récemment disparu, Ricardo Reis n’a vraisemblablement maintenu que peu de liens avec cet endroit. N’ayant pas établi de plan précis, dans un premier temps il décide de s’installer à l’hôtel Bragança (rua do Alecrim), le temps de voir ce qu’il décidera de faire par la suite.
Dès son arrivée, Ricardo Reis consulte les journaux,-une activité qu’il maintiendra par la suite avec une belle régularité, ce qui par conséquent ne manquera pas d’informer le lecteur sur divers sujets d’actualité-, et s’étonne de ce qu’il y lit au sujet de Fernando Pessoa (et de lui-même). Par la suite, il se rend éventuellement au cimetière où la dépouille du poète repose depuis peu.
Puis, tandis que les semaines et les mois s’écoulent, Reis découvre peu à peu la ville, observe le monde, lit et écrit un peu, fait quelques rencontres marquantes, et traverse ces jours d’une manière qui m’a paru correspondre plutôt bien à l’esprit qui le caractérise, à savoir: la recherche d’une forme de ‘contentement mesuré’ (épicurisme) et le ‘détachement’ (stoïcisme).
A cet effet, dans la mesure de ce que l’on pourrait en déduire à la lecture de la poésie composée par Ricardo Reis ou encore suivant la manière dont ses amis (Pessoa, de Campos et Caeiro) ont pu parler de lui3, on ne peut qu’admirer l’adresse avec laquelle José Saramago s’est employé à dessiner la personnalité de Reis, puis à donner vie et dimension à ce personnage.
Du reste on peut estimer qu’à l’égale du contexte dans lequel ils évoluent, les personnages gravitant autour de Reis, qu’ils soient sortis de l’imagination de l’auteur ou extrapolés à partir du réel, contribuent avec une incroyable justesse, non seulement à la mise en relief du personnage principal, mais à l’élaboration d’une fiction qui s’avère à la fois réaliste et fantaisiste, crédible et cohérente.
L’intrigue est simple et il y a peu d’action dans ce roman qui par conséquent risque de perdre quelques lecteurs en cours de route.
Si de prime abord je me suis laissé porter par la musique des mots, peu à peu ceux-ci se sont effacés derrière cet univers créé par l’auteur, dans lequel je me suis d’ailleurs plongée avec délice. De la conception à la réalisation en passant par la pertinence des observations ou l’élégance de la prose, tout dans ce roman m’a semblé admirablement orchestré. Je me suis régalée.
NOTES
1.Ricardo Reis compte parmi les nombreux personnages-auteurs et hétéronymes composant l’œuvre de Fernando Pessoa.
2.D’après les éléments biographiques fournis par Pessoa, on sait que Ricardo Reis est né à Porto en 1887, qu’après ses études secondaires chez les jésuites, il est devenu médecin (une profession qu’il n’a jamais pratiquée) et qu’en 1919 il a quitté le Portugal en raison de ses sympathies monarchistes.
3.Notons qu’une initiation préalable à l’œuvre de Ricardo Reis et à celle de Fernando Pessoa favorise substantiellement l’appréciation de ce roman.
4.Ce roman a fait l’objet d’une adaptation pour le théâtre (A Barraca, Lisboa, 2016) ainsi que pour le cinéma (Ar Filmes, 2020).
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Le radeau de pierre
Titre original : A jangada de pedra (Lisbonne, 1986)
Traduit du portugais au français par Claude Fages
Editions du Seuil (1990)
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Envoutée par son irrésistible charme, dès les premières lignes j’ai été happée par ce sixième roman publié par José Saramago. Car si dès l’abord, on y découvre une assurance et une maîtrise remarquables, soigneusement choisis, les mots défilent et nous entraînent dans un discours dont l’intelligence n’a d’égale que les délices d’une narration bien troussée.
En outre, grâce à cette curieuse question dont on pressent la portée dès le début, à savoir « Que se passerait-t-il si la péninsule Ibérique venait à se détacher du continent Européen? », il va sans dire qu’ainsi piquée, la curiosité de savoir dans quelle aventure, dans quelle direction devrais-je dire, monsieur Saragamo a l’intention de nous entraîner, nous incite à lire de plus belle.
Dès lors, on ne peut plus lâcher le livre.
Tout commence d’une manière presqu’anodine, par une petite poignée d’événements qui n’ont de commun que leur étrangeté et qui, accidentellement, se produisent plus ou moins au moment où une faille se forme dans le sol au pied des Pyrénées. Tandis que des chiens (cerbères) dépourvus de cordes vocales se mettent à aboyer comme des fous, alors qu’elle vient de tracer un trait symbolique sur le sol, Joana Carda découvre que celui-ci ne s’efface plus. De son côté, José Anaiço devient soudainement le point de ralliement d’une volée d’étourneaux qui le suivent partout où il va ; en promenade au bord de la mer, Joaquim Sassa, parvient à soulever et lancer vers le large une pierre qui bien que trop lourde pour ses forces rebondit sur la surface de l’eau comme si c’eut été un caillou ; Pedro Orce sent la terre trembler sous ses pieds ; après avoir été visitée par un étrange chien blessé, Maria Guavaira défait l’interminable fil de laine provenant d’une chaussette oubliée qui…
Et tandis qu’au grand désarroi de tout un chacun la faille terrestre s’élargit jusqu’à provoquer la séparation de la péninsule Ibérique d’avec le continent, phénomène dont les répercussions géographiques, sociales et politiques nous sont détaillées, irrémédiablement portés par le destin, Joana Carda, José Anaiço, Joaquim Sassa, Pedro Orce, Maria Guavaira ainsi que Constant (le chien), partent à la rencontre les uns des autres puis vivent à leur façon, un morceau d’existence, un chapitre d’histoire marqué par ce phénomène inusité.
A partir de ce scénario, le récit évolue donc sur deux plans, l’un nous entraînant au fil des péripéties vécues par le petit groupe d’amis et explorant divers aspects de la nature humaine, tandis que l’autre, s’attachant au destin de la péninsule Ibérique, nous plonge dans l’histoire récente de l’Espagne et du Portugal, évoquant au passage les relations qu’entretiennent ces deux pays avec l’Europe ainsi qu’avec d’autres pays tels que les E-U et le Canada.
Allégorie sur fond d’histoire, récit d’aventure, histoire d’amour et d’amitié, conte philosophique, de même que terrain d’exploration au gré duquel l’auteur livre ses réflexions sur différents sujets, Le radeau de pierre, c’est tout cela et plus encore.
Infidèle aux règles de la ponctuation, la prose s’étire en longues phrases teintées de figures de styles, prolongées de digressions, agrémentées d’humour, de dérision, de jeux d’esprit, et de diverses fantaisies.
Bien que la formule du double ‘road trip’ tende à la répétition, grâce à un suspense ingénieusement assisté par l’intelligence du propos, l’attention est bien maintenue tandis qu’ajoutant au plaisir de lecture, élégante et fluide, l’écriture ne manque pas de nous entraîner dans son délicieux sillage. On en redemande.
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Histoire du siège de Lisbonne
Titre original : História do Cerco de Lisboa, (Lisbonne 1989)
Traduit du portugais vers le français par Geneviève Liebrich
Seuil, 1992
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Attirée vers ce livre en raison de ce qu’annonce le résumé, mais ne connaissant ni l’histoire du Portugal ni celle de ce siège (l’un des trois sièges qu’ait connu la ville de Lisbonne) dont il est question, c’est avec une légère appréhension que j’ai abordé ce roman. Ne simplifiant en rien la chose, la lecture du premier chapitre où, dans ce style qui lui est particulier, l’auteur reproduit une conversation entre deux personnages dont bien entendu nous ne savons encore rien à ce stade, m’a donné pas mal de fil à retordre. J’ai été près d’abandonner mais en fait, une fois ce premier jalon dépassé, j’ai pu enchaîner la suite, qui du reste m’a paru moins exigeante que je ne l’aurais anticipé.
En raison de mon ignorance (la lecture d’un article sur le sujet ne faisant pas de moi une spécialiste), sans doute qu’il y a des allusions dont j’ai raté le sens. Au surplus, n’étant jamais allée à Lisbonne sans doute qu’il y a des passages décrivant la ville dont je n’ai pas pu apprécier l’envergure. Mais finalement, dans l’ensemble ce roman m’a semblé non seulement plus accessible qu’il n’y paraît, mais au demeurant, il fait partie à mon avis des petites pépites dont recèle l’œuvre de José Saramago.
En effet, pour peu que l’on ait lu l’un ou l’autre des romans publiés avant celui-ci, on constate ici qu’avec à son actif un peu moins d’une quinzaine d’années entièrement dédiées à l’écriture, c’est dans un style affirmé de même qu’au gré d’une plume affichant de plus en plus d’assurance que José Saramago aura composé ce septième roman.
Ainsi, même si au moment où il l’écrit puis le publie, la qualité de son œuvre n’a pas encore été ouvertement reconnue, on sent poindre, derrière les mots, les phrases et le travail de conception, une aisance et une maîtrise remarquables.
‘Histoire du siège de Lisbonne’ raconte comment, sur un coup de tête, un geste subversif qui provoquera une suite d’événements, un correcteur d’épreuves à l’emploi d’une maison d’édition va, par le biais de ce chapitre de l’histoire du Portugal, se glisser dans la peau, voire se transformer en écrivain.
A l’instar d’autres personnages chez cet auteur, Raimundo Silva est un homme ordinaire, sans attribut particulier, un inconnu dans la foule comme il en existe des millions, qui mène une existence réglée, routinière et plutôt monotone. A l’aube de la cinquantaine, qu’il défie l’ordre, qu’il ose créer le désordre et en assumer les conséquences sort bien sûr de l’ordinaire, mais une fois franchie cette étape que l’on peut qualifier de libératoire, une fois qu’il a en quelque sorte trahi l’image d’homme que jusqu’ici, il affichait à la face du monde, Raimundo se découvre lui-même, s’ouvre à lui-même et assume enfin celui qu’il est vraiment.
C’est donc, d’abord, une histoire de réalisation et d’expression de soi que raconte ce roman, tandis qu’à un second plan, l’objet donnant lieu à cette transformation, à savoir l’histoire du siège de Lisbonne, devient prétexte pour l’auteur ainsi que pour l’écrivain en herbe, à une exploration du thème de l’histoire de même qu’à un questionnement sur la façon dont on peut voir la réalité et la manière dont on veut bien la consigner puis la raconter.
Entre ces deux plans, entre ces deux niveaux du récit, José Saramago navigue avec aisance, exhibant une grande familiarité avec ces eaux-là. Maître de son art, maniant les mots et les idées avec une admirable dextérité, il nous sert un récit vif, inventif, drôle, intelligent, le tout enluminé par une prose qu’on ne peut qu’admirer.
Hormis une conclusion quelque peu précipitée, c’est un roman d’une qualité remarquable que nous livre José Saramago, un ouvrage qui, mutilé par la présence de nombreuses erreurs typographiques, aurait mérité un peu plus d’attention de la part de l’éditeur.
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