José Saramago – 1

Né en 1922 dans une famille modeste, bien qu’ayant en lui cette espèce de fibre qui vous attire irrémédiable vers la chose écrite (c’est du moins ce que j’en ai déduis à la lecture de ‘Small Memories/Menus souvenirs’), José Saramago n’a pas fait d’études de lettres, pas plus qu’il n’a dédié sa ‘vie active’ comme on dit communément, au monde de la littérature. Touche à tout, tout au long de sa vie, pas sûr de lui, pas sûr de l’intérêt que pourraient avoir les mots qu’il aligne sur les pages, il écrit. Il écrit et il publie ici et là, un roman, des poèmes, des articles, etc. Mais il faudra attendre qu’il se fasse virer du journal qui l’emploie depuis peu pour qu’il décide en 1975 d’enfin se consacrer entièrement à son art.

Ayant l’intention de recenser plusieurs ouvrages, exception faite de ‘La lucarne’, ils apparaîtront ici dans un ordre s’accordant à leur date de parution.

Cette page recense les titres suivants : La lucarne, Manuel de Peinture et de calligraphie, Quasi objets.

La lucarne

Titre original : Claraboia

Publication Posthume, 2011

Traduit du portugais au français par Geneviève Leibrich

Seuil, 2013

Précédé par ‘Terra do Pecado’1, roman publié en 1947 par le jeune Saramago qui bien des années plus tard affirmera qu’il ne souhaitait pas voir ce titre apparaître dans sa bibliographie, ‘La lucarne’, second roman connu de l’auteur, fut composé au cours des années 1940. Une fois refusé par l’éditeur à qui il fut proposé en 1953, ‘La lucarne’ sombra dans l’oubli. Lorsque l’on retrouva le manuscrit en 1989, son auteur qui en fut informé, refusa d’en autoriser la publication, ajoutant que tant qu’il serait en vie, ce livre ne verrait pas le jour. ‘La lucarne’ fut donc publié à titre posthume.

Considérant ces informations, j’ai longuement hésité avant d’acquérir ce roman.  Mais comme je souhaitais lire une histoire se déroulant précisément dans un contexte tel que celui décrit dans ‘La lucarne’, j’ai fini par céder à la tentation.

Brièvement, ‘La lucarne’ nous emmène dans un quartier populaire de Lisbonne et nous introduit aux habitants d’un immeuble dont nous découvrons l’existence telle qu’elle est et se déroule au printemps de l’année 1952.

Distribué en six logements, l’immeuble en question abrite une variété de foyers composés de couples, de célibataires et de familles dont les histoires, mises ensemble, tracent une sorte de mini portrait de société, voire d’époque. Portrait à travers lequel l’auteur questionne la notion de bonheur notamment par rapport à la façon dont on réagit face aux contraintes sociales, puis aux choix que l’on fait et qui éventuellement définissent notre existence.

La structure du roman est plutôt simple et c’est dans une alternance précautionneusement équilibrée qu’au fil des chapitres, le récit passe d’un foyer à l’autre, nous permettant ainsi de suivre l’évolution et la petite histoire de chacun des dix-huit personnages décrits.

Plutôt bien conçu, ça n’est pas une oeuvre d’une profondeur et d’une qualité exceptionnelle, mais elle annonce l’avènement d’une plume prometteuse.

Cela dit, tenant compte de ce que ‘La lucarne’ ait été écrit par un écrivain qui en était à ses premières armes et dont le regard posé sur le monde exhibait encore les caractéristiques de la jeunesse, il est tout à fait remarquable de constater à travers cet ouvrage la capacité déjà bien installée chez l’auteur d’observer puis de tracer le profil et les contours psychologiques d’autant de personnages dont les pensées, les réactions et les actions sont tout de même assez bien analysées puis d’en faire éventuellement le matériau à partir duquel il développe sa réflexion sur l’homme et sur la société qui l’entoure.

Il n’en demeure pas moins que la nature embryonnaire que l’on peut observer ici des qualités, du style, de l’esprit et des caractéristiques habituellement reconnues chez cet auteur, en fait une œuvre disons, plus éloignée par rapport à l’ensemble de sa production si bien que son intérêt m’a semblé se situer dans le cadre d’une étude ou d’une découverte extensive de l’oeuvre plutôt que dans celui d’ une lecture ponctuelle.

Notes

1.A ma connaissance ce roman n’a pas fait l’objet d’une traduction en français.

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Manuel de Peinture et de Calligraphie

Titre original : Manual de pintura e caligrafia, Lisbonne 1977

Traduit du portugais vers le français par Geneviève Leibrich

Seuil 2000

Après ‘Small Memories (Menus souvenirs)’, je reviens en arrière avec un ouvrage conçu presque trente ans plus tôt. Publié, deux ans après qu’il ait choisi de se consacrer à l’écriture, ce second roman signe en quelque sorte le début de la  carrière d’écrivain de José Saramago. Composé alors qu’il vogue au milieu de la cinquantaine, on peut donc estimer que c’est en homme mature, en homme qui a vécu, en homme plus tout à fait jeune, pas encore vieux mais en train de réaliser que peu importe sa valeur, peu importe son expérience, peu importe ses habiletés, désormais il ne jouera plus au sein de la société humaine qu’un rôle d’observateur, qu’il prend la plume. Fort heureusement pour nous lecteurs, c’est de plein pied qu’il emboîte le pas à cette réalité. Ainsi, dès les premières pages de ‘Manuel de peinture et de calligraphie’, observant l’assurance avec laquelle la voix du narrateur nous entraîne, prenant la mesure de la teneur des réflexions qu’elles annoncent et au vu de l’aisance avec laquelle la personnalité et la psychologie des personnages sont dessinées, on sent et on devine que cette écriture bénéficie avantageusement du sens d’observation ainsi que de la maturité et de l’expérience acquise par son auteur.

Agé d’une cinquantaine d’années, H. est un peintre qui toute sa vie a fait des portraits. Reconnues au sein d’une certaine tranche de la société, ses réalisations lui ont ainsi permis de gagner sa vie correctement. Mais si elles s’avèrent techniquement et commercialement appréciables, H. a bien conscience du fait que d’un point de vue artistique ses peintures sont ni plus ni moins qu’insignifiantes. En deux mots, elles ne valent rien. Désillusionné et constatant que les dés sont jetés et qu’il ne fera rien d’autre de sa vie, lorsqu’il aborde le portrait d’un homme appelé S., répondant à une sorte d’impulsion, il s’essaie à peindre en secret un second portrait de cet homme, s’autorisant cette fois à faire fi des préceptes pour enfin suivre le mouvement naturel de sa main. Eventuellement insatisfait du résultat, frustré d’être confronté aux limites inhérentes à son art, il décide de se tourner vers la plume pour tenter d’accomplir par le moyen des mots et de l’écriture ce qu’il ne parvient pas à faire avec le pinceau.

Résultat de cet exercice, ‘Manuel de peinture et de calligraphie’ se présente donc comme une sorte  de carnet dans lequel le narrateur note ses réflexions tout en s’exerçant à l’écriture. Mais en même temps, le roman dresse en quelque sorte le portrait d’un homme, d’un artiste, tel qu’il se révèle à un moment précis de sa vie. On est en 1973-74, à Lisbonne, parmi une classe de gens éduqués, dans un pays qui vit depuis un bon moment sous la poigne d’un régime autoritaire et s’apprête à voir celui-ci renversé (au printemps de l’année 1974).

Il existe très certainement quelques points communs, quelques recoupements entre l’histoire de H. et celle de Saramago et avec le recul du temps, forts de ce que l’on sait aujourd’hui de l’auteur et surtout de son œuvre, il n’est pas excessif d’estimer que ce roman ait été conçu dans un but expérimental. Car outre le fait que l’on y trouve moult réflexions sur le thème de l’art, de la création, de la représentation de la réalité, de l’identité artistique et ainsi de suite, si à l’instar du narrateur on adopte un point de vue métafictionnel, on peut également y observer les traces d’un travail exploratoire qui permettra probablement à Saramago de découvrir et d’asseoir son style, sa voix et sa personnalité littéraire, autant d’éléments que les lecteurs reconnaîtront et qui du reste sont plus solidement installés au sein des romans qui seront publiés par la suite.

La prose est soignée, stylée, imagée, le vocabulaire est plutôt recherché et le récit est déjà imprégné de cet ‘esprit Saramagien’, cher aux admirateurs de l’auteur.

Parfois un peu alourdi par quelques intellectualismes qui rendent certains passages relativement opaques, tandis qu’ailleurs, bien fournis en considérations sur la peinture, certains chapitres peuvent déconcerter le lecteur novice en ce domaine, ce roman plaira sans doute plus particulièrement aux lecteurs intéressés par diverses questions inhérentes au thème de l’art et les amateurs d’exercices de style devraient également y trouver leur compte. Atypique dans la forme et le genre, c’est une habile mise en bouche qui annonce fort bien la richesse de l’œuvre à venir.

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Quasi objets

Titre original : Objecto Quase

Moraes Editores, 1978

Traduit du portugais vers le français par Claude Fages

Salvy Editeur, 1990

Suivant immédiatement la publication de ‘Manuel de Peinture et de Calligraphie’ (1977), ‘Quasi objets’ fait donc partie de ces premières œuvres à travers lesquelles se dévoilent peu à peu les caractéristiques (style d’écriture, thématique, esprit) que l’on aura par la suite appris à reconnaître chez cet auteur.

Les six nouvelles contenues dans ce petit recueil tentent d’explorer sous une variété d’angles, la relation qu’entretien l’homme avec l’objet (au sens large du terme). Campé dans son rôle d’observateur et de critique de la société humaine, José Saramago jongle ici avec les registres littéraires, joue avec les genres, voyage dans le temps entre réalité et fiction,  et exhibe finalement un riche potentiel créatif.

Ainsi, c’est avec une extraordinaire dextérité qu’il raconte, en ‘slow motion’, la chute d’une chaise et par conséquent celle de cet homme, -un vieillard au sujet duquel ‘les raisons sont aussi diverses que nombreuses et anciennes de douter de son humanité’-, qui s’apprête à y poser les fesses sans se douter du sort qui l’attend. Rythmé par autant de jeux de mots que d’esprit, ‘La chaise’, nous entraîne au long d’avenues et de considérations inattendues et nous laisse, au moment de la chute, béats d’admiration.

S’inspirant de ce qu’on a appelé ‘le premier choc pétrolier’ ‘Embargo’, récit qui fut adapté pour le cinéma en 2010 par Antonio Ferreira, nous plonge dans les années 1970 alors que confronté à une pénurie de pétrole affectant tout le pays, un homme se retrouve littéralement pris en otage par sa propre voiture. Ici, si l’image est forte, le message traverse aisément les décennies et ne rate toujours pas sa cible.

A l’inverse de ‘La chaise’,‘Reflux’ nous introduit en accéléré à la création d’une cité puis nous dépose, dans des temps anciens, dans ce pays, alors dirigé par un roi qui, obsédé par l’image de la mort, fera tout en son possible pour ne pas en croiser la moindre manifestation. Cette petite perle d’esprit et d’écriture illustre et nous livre une réflexion sur l’exercice du pouvoir qui, malgré ce contexte quelque peu éloigné du nôtre, ne perd pas de son actualité.

Une étonnante incursion dans le domaine de la science fiction avec ‘Les choses’, un récit qui nous fait découvrir comment, dans une société où l’état exerce un contrôle sur toute chose, comment, face à la soumission des hommes, ce sont les choses qui finissent par prendre la situation en main et décident de se révolter.

De la science fiction on passe à la mythologie grecque, revisitée avec ‘Le centaure’, un récit offrant une habile description de ce qu’aurait pu être l’existence ainsi que la destinée du dernier centaure ayant existé sur terre.

Enfin ‘La vengeance’ nous plonge en milieu rural et raconte l’histoire d’un jeune homme qui rentrant chez lui après avoir rendu visite à sa fiancée est témoin de la rudimentaire castration d’un cochon, spectacle qui l’incite à rebrousser chemin pour aller trouver le réconfort dans les bras de sa douce.

Parfois plus près du conte ou de la légende que de la nouvelle, ces récits mettent bien en relief un talent qui, on le sait, prendra néanmoins toute sa mesure avec le roman.

La plume, quoiqu’on la sente parfois un peu tendue, comme si l’auteur n’osait pas encore lui accorder toute la liberté dont elle peut largement disposer, exhibe une belle assurance et dévoile une personnalité littéraire en voie de prendre ses marques. Elle témoigne également d’une intelligence percutante qui, solidement nourrie, n’hésite pas à mettre le lecteur au défi.

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