Figure emblématique de la littérature coréenne, souvent évoqué dans la sphère du prestigieux prix Nobel, parmi les poètes de sa génération Ko Un est sans doute l’un des rares à toucher un si large public. La simplicité de ses vers ajoutant à l’universalité des thèmes abordés y sont sans doute pour quelque chose. En témoignent ‘First Person Sorrowful’ et ‘The Three Way Tavern’ deux recueils que j’ai découvert avec grand plaisir.
First Person Sorrowful
Traduit du coréen par Brother Anthony of Taizé & Lee Sang-Wha
Bloodaxe Books 2012
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Ce recueil propose des poèmes récents qui, à l’exception de trois, ont tous été publiés au XXIe siècle.
Poésie accusant la distanciation et la réflexion longuement mûrie, elle exprime une forme de détachement, un recul par rapport à une vie mais aussi par rapport aux siècles puis à l’univers. Ce sont des poèmes qui explorent l’infiniment petit, l’infiniment grand, le fini et l’infini. Ils posent un regard englobant, où toute chose et tout événement est mis en perspective avec notre réalité, notre temporalité, notre matérialité et notre univers.
On y retrouve des réflexions sur l’état du monde, sur la transition (passage d’un état à l’autre), sur la continuité, des réflexions plantées parmi les hommes qu’il sait observer ou au milieu d’une nature à laquelle le poète donne tendrement vie.
Ko Un s’y met également en scène et questionne son cheminement, le sens de ses actes, de sa poésie et de sa vie.
Souvent imprégnés de l’esprit bouddhiste, ils sont légers comme une plume, ludiques, délicatement politiques ou encore philosophiques. Rieurs, moqueurs, amusés, fascinés, tristes, révoltés, apaisés, ces morceaux de poésie célèbrent la vie sous toutes ses coutures.
Parfois plus près d’une prose ciselée que d’une poésie classique, ils se présentent sous des formes et des longueurs variées.
Accessible à tous, c’est une poésie sur laquelle il fait bon s’arrêter, le temps de déguster quelques vers pour ensuite laisser fondre en soi leur parfum si authentique.
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The Three Way Tavern, Selected Poems
Traduit du coréen par Clare You & Richard Silberg
University of California Press (2006)
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Publié aux Etats-Unis en 2006, “TheThree Way Tavern” est composé de 121 poèmes extraits de six publications originales1 datant des années 1990, époque plus sereine au cours de laquelle l’œuvre de Ko Un marque un tournant vers la maturité.
Né en 1933 en Corée du Sud, Ko Un a connu une existence mouvementée. D’abord l’occupation japonaise, il a ensuite été témoin des remous qui ont marqué l’après-guerre, puis il a connu les traumatismes engendrés par la guerre de Corée, les heures sombres sous un régime dictatorial, de même que les multiples tensions et conflits qui ont marqué la Corée tout au long d’une grande partie du XXe siècle. Directement touché ou impliqué dans ces divers événements, son existence fut ainsi marquée par une succession de revirements et de (re)commencements, une discontinuité dont on peut retrouver la trace jusque dans son écriture.
Confrontée à une œuvre monumentale créée par un auteur dont la réputation n’est plus à faire, j’ai longuement hésité avant de me lancer à la découverte de l’univers poétique de Ko Un. Entre mes modestes expériences dans le domaine de la poésie, mes quelques explorations en littérature coréenne et l’inévitable décalage découlant de la traduction, j’appréhendais non seulement de ne pas pouvoir apprécier ces poèmes, mais également de ne pas savoir comment en rendre compte par la suite.
Fort heureusement, les premiers textes lus ont vite eu raison de ma réserve d’autant plus qu’en parallèle, la lecture d’un essai portant sur l’ensemble de l’œuvre de Ko Un2, aura contribué de façon inestimable à une meilleure compréhension.
De prime abord, j’ai été étonnée par la simplicité de l’écriture; très près de la prose, dénuée d’artifices, la phrase est brève, taillée de près ou tout simplement découpée en tronçons. L’auteur refusant d’adhérer à toute règle, les poèmes sont donc rédigés librement et épousent diverses formes et longueurs. Certains font état d’un travail stylistique, d’autres sont d’une simplicité déconcertante. Mais dans la plupart des cas, c’est le sujet qui constitue le principal déterminant.
Tantôt réflexions personnelles ou observations, tantôt descriptions du monde qui l’entoure ou portraits de gens croisés au hasard, la plupart des poèmes, que ce soit par les paysages décrits, les lieux évoqués ou par les personnages dépeints, s’inscrivent dans la réalité coréenne. Mais une fois le contexte défini, les mots s’envolent et voyagent au gré de l’esprit vagabond de l’auteur.
Ainsi, à l’exception des textes de nature plus strictement descriptive, la signification des poèmes est souvent diffuse ou (p)ressentie. Et tandis que les phrases enchaînent, elles nous entraînent sur un fil toujours souple, oscillant à loisir jusqu’à conclure de manière tout-à-fait imprévisible.
Déstabilisants, les poèmes de Ko Un incitent à la rêverie autant qu’à la réflexion.
Il y a quelque chose d’aérien dans cet univers poétique, un univers où, tracées dans leur plus simple appareil, chaque chose participe de l’essentiel et où l’essentiel…
A travers le voile de la traduction, il est donc possible de ressentir (sans vraiment l’entendre) la voix qui déverse ces mots. Car il est évident qu’entre le choix du mot et de la formule juste, la fidélité au sens donné, la sonorité et la musicalité du texte, les contraintes grammaticales propres aux deux langues (source et cible) et les particularités culturelles, on peut difficilement éviter qu’il s’établisse une certaine distance entre le texte d’origine et le texte traduit. Le résultat, avec ses multiples variantes (tel qu’on peut le constater dans l’exemple ci-après) laisse entrevoir l’envergure de la tâche.
En descendant de la montagne
Tournant la tête
Hein
La montagne d’où je suis descendu n’est plus Là
Où suis-je
Le vent d’automne nonchalamment agite la mue d’un serpent
(Traduit du coréen par No Mi-Sug et Alain Génetiot
In: “Qu’est-ce? Poèmes zen”, Editions Maisonneuve & Larose, 2000)
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Bajando de la montaña
Al mirar atrás
¡ah!
la montaña de la que desciendo
ha desaparecido.
En el lugar donde estoy
la brisa otoñal agita
indolente
la piel que mudó la serpiente
(Traduction originale de Joung Kwon Tae – Révisée par Isabel R. Cachera In: “108 poemas Zen” Editorial Casariego, 2005)
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Walking down a mountain
Looking back
Hey!
Where’s the mountain I’ve just come down?
Where am I?
The autumn breeze tosses and turns lifeless
like a cast-off snakeskin.
(Tr. Kim Young-moo & Brother Anthony of Taize
In: “Beyond Self: 108 Zen Poems”, Parallax Press, 1997)
*
Coming Down the Mountain
I turned around.
Where did it go?
The mountain I just came down?
Where am I?
The old snakeskin rattles in autumn wind.
(Tr. Clare You & Richard Silberg
In: “The Three Way Tavern, Selected Poems”, University of California Press, 2006)
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Cela dit, bien qu’il me soit difficile d’en juger, une fois mises en perspectives, les traductions proposées dans ‘The Three Way Tavern’ m’ont tout de même paru de qualité inégale. Ainsi, si certains poèmes coulent de façon tout à fait naturelle, d’autres, faisant usage de formules allogènes ou de termes inusités, témoignent d’une volonté d’innover s’exprimant au détriment de l’élan poétique inhérent au texte. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en version lue, on retrouve une situation similaire; certains poèmes traduits semblent épouser un rythme et une sonorité équivalente à l’original tandis que d’autres accusent une distance. On peut dès lors penser que la réussite ne soit pas au rendez-vous à tous les coups, ce qui n’empêche pas d’apprécier ces poèmes qui, sommes toutes sont plutôt accessibles.
Ovnis littéraires dont la légèreté n’a d’égale que la réalité bien concrète dans laquelle ils s’inscrivent, allant jusqu’à défier la logique, -du moins celle qui par un exercice d’inclusion et d’exclusion conceptuelle accorde un sens aux choses-, pour tracer des chemins inédits, ces poèmes célèbrent l’inlassable renouvellement qu’est la vie.
Notes:
- ‘Song of Tomorrow’ (1992, tr. 2008); ‘The Road Ahead/The Road Not Yet Taken’ (1993); ‘A Cenothaph/A Memorial Stone’ (1997); ‘Ten Thousand Lives’ (1986…, tr.2005 & 2015)/Dix mille vies (2008); ‘Beyond Self/Ko Un’s Son Poems: What?’ (1991, tr.1997 & 2008)/Qu’est-ce? Poèmes zen (2000) ; ‘The Whisper/Whispering’ (1998)/Chuchotements (2011).
- The Poetic Work of Ko Un: Comparing the Incomparable, by An Sonjae, Comparative Korean Studies, Vol.20, No.1, April 2012
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