Parmi les quatre romans publiés par Lygia Fagundes Telles, deux seulement ont été traduits en français: ‘Les pensionnaires’ et ‘L’heure nue’, tous deux recensés ci-après.
L’heure nue
Titre original: As horas nuas
Publié au Brésil en 1989
Traduit du portugais vers le français par Maryvonne Lapouge-Pettorelli
Le serpent à plumes, 1996
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Outre une vingtaine de recueils de nouvelles, sachant qu’à ce jour, Lygia Fagundes Telles n’a publié que quatre romans1, ‘L’heure nue’ serait donc le dernier paru, après quoi elle se serait dédié à ce qui semble avoir sa faveur, à savoir le récit court. Quoi qu’il en soit, s’il existe une différence notable entre ses romans et ses nouvelles, on peut cependant dire de ‘L’heure nue’ qu’il s’agit, en termes artistiques, d’un ouvrage exhibant à la fois de la maturité et de l’intrépidité. Car plus que jamais avec cette œuvre l’auteure transgresse les règles de l’écriture romanesque pour pousser plus avant la transcription de l’expérience subjective de la réalité, un défi exigeant de l’aisance, de la maîtrise et un certain goût du risque.
Je dois reconnaître m’être interrogé plus d’une fois au cours de ma lecture, à savoir où exactement l’auteur voulait m’emmener et à quels éléments ou quels aspects mon attention devait plus particulièrement s’arrêter. Fort heureusement, mes précédentes expériences avec cette auteure m’ont permis de développer un sentiment de confiance qui m’aura permis de ne pas hésiter à me laisser entraîner par le récit.
Car il faut admettre que dépourvu d’intrigue et résultant d’un travail expérimental tant au niveau de la forme narrative que de la conception et la construction, évoluant sur un continuum inusité, le récit, duquel il est difficile d’extraire l’unité de temps et de lieux dans lequel il s’inscrit, s’avère quelque peu déstabilisant.
Terrée dans son appartement situé au quatrième étage d’un immeuble cossu de Sao Paulo, entre deux gorgées de whiskey Rosa réfléchit. Confrontée à la réalité d’une carrière et d’une vie amoureuse parvenues à un point mort, envisageant avec plus ou moins de conviction de rédiger ses mémoires, elle fouille ses souvenirs, fait le tour de sa vie et dans l’attente du retour de Diogo son ancien secrétaire et amant, elle nourrit l’espoir de monter de nouveau sur les planches.
Zigzaguant entre passé et présent, entre les rôles qu’elle a joués au théâtre et ceux de fille, d’amante, d’épouse, de mère, de maîtresse, d’amie et d’actrice adulée qu’elle a endossés, Rosa, à l’aube de la soixantaine, tente avec plus ou moins de succès d’assumer son passé, d’assumer ce qu’elle est, ainsi que de vivre dans un présent qui n’est pas toujours ce qu’elle voudrait qu’il soit et surtout qui ne ressemble plus à ce qu’il a été.
Tantôt amère, cynique, intransigeante, sentimentale, égocentrique, enthousiaste, écorchée vive, Rosa, avec ses forces, ses faiblesses, ses failles et ses défaillances, se révèle être avant tout indubitablement humaine.
Gravitant autour d’elle, Dionisia la bonne, Rahul le chat, Cordélia la fille unique de Rosa, Lili l’amie fidèle, Ananta l’analyste et quelques autres, dont les trajectoires respectives croisent la route de Rosa. Au long du récit, certains d’entre eux prennent le relais de la narration, greffant au discours de la narratrice, leur propre histoire, leur perception de la réalité telle qu’ils ou elles l’expérimentent au moment présent. Ainsi, c’est dans une alternance de points de vue et sous une forme à la fois morcelée et panoramique que l’on découvre l’univers dans lequel Rosa Ambrósio évolue.
En filigrane de ce portrait, on peut percevoir le processus de maturation du personnage. Car à force de visiter et revisiter les différents moments butoirs de sa vie, on finit par comprendre la manière dont elle les a expérimentés puis intégrés à son schéma identitaire, tandis qu’autre part, teinté par leur propre expérience, le regard porté par les autres personnages vient compléter le tableau.
Certains éléments inclus au récit ont sans doute une portée symbolique qui complémente le contenu ou encore le développement thématique, mais ne possédant pas de compétences en la matière, je me garderai d’en faire l’analyse.
Servi par une plume agile qui se plie et s’adapte plutôt bien aux différents points de vue, bien que parfois touffu, le roman se lit aisément. Puis tel un puzzle que l’on assemble de chapitre en chapitre, le tableau d’ensemble et la complexité qu’il met en relief ne se révèlent que petit à petit. Puis une fois arrivé à la fin, constatant qu’il manque des pièces au puzzle, on comprend ce que ce roman tente d’illustrer, à savoir que la réalité n’est qu’un tableau, un tableau que nous tentons jour après jour de reconstituer et cela en dépit du fait que nous ne disposerons sans doute jamais de toutes les pièces qui le composent.
Notes :
1.Ces romans ont pour titres : Ciranda de Pedra (1954), Verão no Aquário (1964), As Meninas (1973), As Horas Nuas (1989). Seuls les deux derniers titres ont été traduits en français.
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Les pensionnaires
Titre original : As Meninas (1973)
Traduit du portugais vers le français par Maryvonne Lapouge-Pettorelli
Stock (2005)
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Poursuivant ma découverte de l’œuvre de celle que l’on surnomme ‘la grande dame de littérature brésilienne’, après deux recueils de nouvelles j’ai choisi ce roman dit ‘éponyme’, le troisième que l’auteure ait publié. C’est un roman qui aborde le thème du passage à l’âge adulte, un thème ici exploré dans sa version féminine ainsi que dans le contexte brésilien des années 1970.
Ayant pour cadre le pensionnat Notre-Dame-de-Fátima, un foyer catholique pour jeunes filles situé à São Paulo, il raconte l’histoire de trois jeunes femmes dont les destins vont momentanément se croiser, alors qu’elles habitent dans ce pensionnat, pour ensuite se séparer de nouveau et poursuivre leurs routes respectives.
Lorena, étudiante en droit, fille d’une famille d’ancien propriétaires fonciers, nourrit un amour impossible et partage son temps entre rêveries, littérature, musique et conversations entre copines; Lião, étudiante en science sociales, fille d’un nazi repenti et d’une bahianaise, engagée et militante, toujours à court de temps et d’argent, désespère de revoir Miguel, son militant d’amoureux qui croupit en prison; Ana, étudiante en psychologie, admirée pour sa grande beauté, se bat avec des démons intérieurs qu’elle tente de fuir par tous les moyens possibles. Diamétralement différentes à bien des égards tout en ayant en commun d’être en train d’aborder un tournant de leur existence, ces trois jeunes femmes vont se rapprocher et se lier d’une improbable amitié.
Naviguant entre un passé qui les suit de près, un contexte sociopolitique difficile, l’emprise d’une religion qui reste omniprésente, un climat de revendications libertaires tel qu’il prévalait dans les années 1970 ainsi que leurs obsessions et leurs passions respectives, ces trois jeunes femmes tentent donc de se définir, de se frayer un chemin, de se fabriquer une existence et un avenir qui leur ressemble.
On retrouve donc ici quelques thèmes chers à l’auteur : la psychologie, l’identité et la sexualité féminine, la religion, les disparités sociales, etc.
Bien que le récit se déroule et ait été rédigé à une époque où le Brésil vit sous une dictature militaire (1964-1985), s’ils sont évoqués, les éléments propres à ce contexte, tels qu’exils forcés, arrestations et emprisonnements arbitraires, torture et disparitions, n’occupent cependant pas une place prépondérante dans le récit. Cela n’a rien de particulièrement étonnant en soi, mais même si l’on serait tenté de conclure à de l’autocensure (d’autant plus que l’auteure est avocate de formation et exerçait alors cette profession au sein d’une agence gouvernementale), le peu d’attention donné à la mise en contexte générale (je pense ici en particulier à la vie du pensionnat ou à celle de l’université) laisse plutôt voir que son intention en écrivant ce roman ait été orientée vers une exploration de la psychologie et de la vie intérieure des personnages.
Hypothèse que confirme l’essentiel du propos car dès l’abord, Lygia Fagundes Telles nous fait entrer dans l’intimité des personnages, nous dévoilant les pensées de l’une et l’autre des jeunes femmes, traçant ainsi depuis leur vie intérieure jusqu’à l’impression qu’elles projettent sur autrui, leurs profils psychologiques respectifs.
Bien qu’il n’y ait rien de particulièrement novateur dans ce contenu, c’est, à mon avis, sur le plan de la forme narrative que cet ouvrage se démarque.
En effet, menée suivant une alternance de voix, allant de l’une à l’autre des protagonistes, la narration passe également d’un discours en flux de conscience à un fil narratif mené à la troisième personne par un narrateur omniscient. Ainsi, passant sans transition d’une voix à l’autre, puis d’un point de vue à un autre, c’est donc un roman qui non seulement nous plonge dans la pensée de Lorena, Lião ou Ana, mais il dresse également un portrait à multiples facettes de chacun des personnages qu’il nous est ici proposé de découvrir.
En dépit de quelques écarts plus ou moins crédibles entre la personnalité et le comportement des personnages et bien que l’ensemble exhibe les ‘faiblesses’ d’un roman dépourvu d’intrigue (en témoigne l’étonnant caractère rocambolesque de la conclusion), la justesse du regard posé sur cette génération de jeunes femmes ainsi que la dextérité avec laquelle Lygia Fagundes Telles manie la forme narrative employée, résultent en un portrait dégageant un parfum d’authentique et un roman d’une remarquable qualité.
N.B. Sous la direction d’Emiliano Ribeiro, ‘As meninas’ a fait l’objet d’une adaptation cinématographique, le film est sorti en 1995.
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