Orhan Pamuk – Années 1980

Lauréat du prix Nobel de littérature en 2006 de même que couronné de nombreux autres prix et honneurs, lu à travers le monde, au fil des années et des publications, Orhan Pamuk a su construire une œuvre singulière et variée, une œuvre propre à plaire à une grande diversité de lecteurs.  Bien qu’ayant apprécié à des degrés variables les romans que j’ai lu chez cet auteur, tous sans exception, ne serait-ce que par leur contribution au projet auquel s’est attaché l’auteur de nous faire découvrir sa ville natale et son pays, tous témoignent d’une originalité et d’une ingéniosité créative tout à fait remarquable. Rien que pour cela, ne serait-ce que pour cette raison, ces romans méritent que l’on prenne le temps de les découvrir.  Mes impressions sur ceux des romans que j’ai lus à date seront présentées ici suivant l’ordre dans lequel ils ont été publiés pour la première fois.  On trouvera donc dans cette partie mes commentaires sur les romans parus au cours des années 1980: ‘Cedvet Bey et ses fils’ et ‘Silent House’.

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Cedvet Bey et ses fils

Titre original : Cevdet Bey ve Oğullari (1982, 1995)

Traduit du turc vers le français par Valérie Gay-Aksoy

Gallimard (2014)

Bien qu’il s’agisse du tout premier roman qu’il ait publié, de surcroît primé dans son pays, Orhan Pamuk ayant longtemps hésité à donner son accord à ce sujet, il aura donc fallu attendre plus de trente ans avant d’en voir une traduction apparaître sur les étals des libraires francophones.

Après avoir lu sept des romans de cet auteur, après avoir pu apprécier son travail donc, je suis venue vers son premier ouvrage, souhaitant essentiellement constituer une sorte de perspective évolutive non pas tant de ses œuvres comme tel, mais de son travail en tant qu’écrivain. De prime abord, je reconnais qu’en raison de mes attentes, les faiblesses inhérentes au travail d’un auteur dont la maîtrise de l’art n’est pas encore tout à fait établie, bien qu’entamant le plaisir de lecture, n’auront pas particulièrement eu d’effet sur mon appréciation, ce qui risque de ne pas être le cas de tous les lecteurs.

Cela dit, d’autres l’ont sans doute mieux fait que moi, voici en résumé, ce en quoi consiste ce récit.

Tel que son titre l’annonce, on découvre dans ce roman, étalée sur plus ou moins trois générations et couvrant un peu plus de soixante dix années, l’histoire d’une famille turque. Fils cadet d’un fonctionnaire de province venu à Istanbul pour y faire soigner son épouse malade, une fois aux commandes du commerce de bois grâce auquel son père a pu gagner sa vie, Cedvet Bey, dont le travail couplé à un contexte favorable, fera si bien fructifier les affaires, qu’il parviendra à s’installer avec sa famille au sein de la petite bourgeoisie stambouliote.

Partant de la fin du XIXe siècle pour s’achever au début des années 1970, le récit évolue donc dans un contexte où d’importants changements sociaux, économiques et politiques ont cours. Depuis la fin du régime Ottoman, on passe ensuite aux années entourant la mort d’Atatürk (1938), pour ensuite conclure aux alentours du coup d’état de 1971. Bien qu’il fasse l’impasse sur certains événements importants tels que la guerre d’Indépendance et ses violentes retombées, à travers ses principaux personnages, on est en mesure d’observer l’impact qu’auront eu ces changements sur une partie de la société turque ainsi que notamment sur les mentalités, sur le mode de vie, etc.

D’ores et déjà la propension de l’auteur à adopter une approche ethnosociologique de l’histoire semble évidente, et en dépit du regard extérieur que j’ai pu porter sur l’ensemble du roman, rien qu’à elles seules, les multiples observations dont recèle ce portrait de société m’auront beaucoup appris. Au demeurant, on peut dire que vu sous cet angle, le roman prépare ou introduit le lecteur à l’univers dans lequel l’œuvre de Pamuk s’inscrit.

Au chapitre de l’écriture, j’ai pu y retrouver le germe, si l’on peut dire, de ce que celle-ci deviendra éventuellement, plus particulièrement, je pense à cette prose très serrée ou encore au sens du détail qui s’exprime souvent à travers les objets. Au surplus, derrière les lignes, derrière les mots, on pourrait presque reconnaître l’esprit qui anime l’auteur lorsqu’il s’attèle à l’écriture d’un roman.

Cela étant, faute de moteur, le récit semble parfois piétiner et paraît d’autant plus long qu’il s’étire sur un nombre important de pages. Mais les faiblesses les plus importantes se manifestent, à mon avis, au niveau des personnages.

Agé de moins de trente ans au moment où il compose cette première œuvre, de même qu’appartenant à une époque donnée (rappelons qu’Orhan Pamuk est né en 1952), on sent que l’auteur peine à élaborer le point de vue, les réflexions, voire les réactions des personnages ayant atteint une certaine maturité ou évoluant dans un contexte où les valeurs, les attitudes et les positions diffèrent de celles que lui-même connaît ou a connues.

Ajoutons que le caractère statique des dialogues, les comportements et attitudes maniérés des personnages, l’insistance à leur faire ressasser les mêmes questions existentielles, ou encore l’apparence quelque peu plâtrée des réflexions animant leurs pensées, évoquent assez clairement les difficultés rencontrées par le novice pour réaliser le projet qu’il a conçu.

Néanmoins, on peut dire que s’agissant d’un premier roman, il se lit plutôt bien d’une part et d’autre part, son envergure ainsi que ses ambitions laissent assez clairement présager le style ainsi que la remarquable ascension dans laquelle son auteur sera dès lors engagé.

 

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Silent House1

Titre original : Sessiz Ev (Istanbul, 1983)

Traduit du turc vers l’anglais par Robert Finn

Random House, USA (2012)

Faber & Faber, UK (2013)

Orhan Pamuk n’a pas encore passé le cap de la trentaine au moment où ‘Sessiz Ev’ est publié en Turquie, et bien qu’à ce stade sa maîtrise de l’art et son style ne semblent pas encore tout à fait affirmés, ce second roman exhibe déjà plusieurs éléments qui éventuellement contribueront à définir le projet littéraire auquel Orhan Pamuk s’attachera.

L’histoire se déroule dans la région de Gebze (près d’Istanbul), au cours de l’été 1980, époque qui dans les faits, précède de peu l’un des quatre coups d’état militaire qu’a connu la Turquie depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. On découvre d’abord Recep2, un nain dont l’existence en dehors de son travail et outre l’exclusion dont il fait souvent l’objet, se résume à bien peu de choses. Avec Fatma tous deux préparent l’arrivée de Faruk, Nilgün et Metin2, les trois petits-enfants de Fatma. Bousculant ses habitudes, en dépit d’un fossé générationnel assez marqué, la visite des trois jeunes gens n’en n’est pas moins attendue par cette vieille dame amère, vivant seule, souvent alitée, et la plupart du temps plongée dans ses souvenirs. Faruk, l’aîné, est historien. Divorcé, esseulé et doutant de sa vocation, lors de ce séjour, il passera ses journées à fouiller les archives d’une ville voisine et ses nuits à boire et à discuter avec sa sœur Nilgün. Etudiante en sociologie, Nilgün affirme être communiste et tout en tâchant de défendre ses idées, elle apprend peu à peu à vivre au sein de cette société complexe dans laquelle elle a vu le jour. Metin achève ses études secondaires, doué pour les mathématiques, il rêve de partir aux Etats-Unis pour y faire fortune.

Adoptant en alternance diverses perspectives, le récit évolue lentement. Latente, la tension croît de manière quasi imperceptible tandis que peu à peu, au rythme des petits événements et des réflexions animant leur quotidien au long de cette semaine, les personnages prennent vie et forme, et leurs points de vue respectifs se précisent.

Animé par une quinzaine de personnages principaux et secondaires, dont cinq voix narratives distribuées sur trois générations, ce roman dresse à travers les expériences d’une poignée d’individus, un micro portrait de société et met en relief les malaises, les divisions, les tensions sociales, religieuses et politiques dont a souffert et dont souffre encore aujourd’hui la société turque.

L’intrigue étant pointillée et peuplée par des personnages avec lesquels je n’ai pas vraiment sympathisé, plus d’une fois en cours de lecture, je me suis demandé vers quoi tout cela allait converger. Finalement ma persistance aura été récompensée, en particulier par ce portrait de société qui se déploie, une fois la lecture achevée, avec un réalisme renversant!

Bien que les personnages eussent gagné à être définis avec un peu plus de rigueur, l’auteur a toutefois su transcrire l’amertume des uns, le silence rentré, la frustration, ou la révolte contenue des autres, de même que la vivacité impulsive d’une certaine jeunesse à laquelle viennent se mêler des effluves des années 1970.  Cela étant, il est cependant difficile de ne pas questionner les raisons du manque flagrant de consistance qu’accusent (exception faite peut-être de Fatma) les personnages féminins.

De la même façon, si tant est qu’elles ne résultent pas de la traduction, quelques maladresses de nature stylistique (figures de style trop affectées et phrases inutilement sinueuses) sont là pour nous rappeler que l’auteur en est toujours à ses débuts.

Quoi qu’il en soit, voilà un roman ambitieux tant au niveau de la forme que pour ce qu’il tente d’accomplir, mais malgré quelques faiblesses, à l’égale de l’analyse des principales strates de la société turque qui m’a semblé plutôt juste, le portrait qu’en dresse ici Orhan Pamuk n’en est pas moins d’une troublante actualité.

1.Titre français : La maison du silence.

2.En français : Redjep, Farouk, Nilgune, Métine.

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