Lauréat du prix Nobel de littérature en 2006 de même que couronné de nombreux autres prix et honneurs, lu à travers le monde, au fil des années et des publications, Orhan Pamuk a su construire une œuvre singulière et variée, une œuvre destinée à plaire à une grande diversité de lecteurs. Bien qu’ayant apprécié à des degrés variables les romans que j’ai lu chez cet auteur, tous sans exception, ne serait-ce que par leur contribution au projet auquel s’est attaché l’auteur de nous faire découvrir sa ville natale et son pays, tous témoignent d’une originalité et d’une ingéniosité créative tout à fait remarquables. Rien que pour cela, ne serait-ce que pour cette raison, ses romans méritent que l’on prenne le temps de les découvrir. Mes impressions sur ceux des romans que j’ai lus à date seront présentées ici suivant l’ordre dans lequel ils sont parus pour la première fois. On trouvera donc sur cette page mes commentaires sur les romans parus au cours de la décennie des années 2020, à commencer par ‘Nights of Plague’.
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Nights of Plague1
Titre original : Veba Geceleri (Yapi Kredi, 2021)
Traduit du turc vers l’anglais par Ekin Oklap
Faber & Faber, 2022
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Narré par la très fictive Mîna Mingher, historienne et descendante d’un des personnages principaux du roman, le récit qu’elle nous livre a été conçu, nous dit-elle, dans la foulée de la lecture et de la préparation de l’éventuelle publication des lettres écrites par Princesse Pakise, l’un des personnages du roman. Ainsi, c’est en partie en s’appuyant sur ces lettres mais également sur diverses autres sources, que Mîna reconstitue et raconte un chapitre de l’histoire ayant marqué le destin d’une île (fictive) appelée Mingheria.
Tout commence au début du XXe siècle, à bord d’un navire qui parti d’Istanbul, vogue vers la Chine. Parmi les passagers on découvre quelques émissaires du sultan Abdul Hamid ayant pour mission d’aller convaincre les musulmans chinois de ne pas prendre part à ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de ‘Révolte des Boxers’. Egalement à bord de ce navire, la princesse Pakise et son époux, le docteur et prince consort Nuri, dont la mission ne semble pas clairement définie. Complétant la liste, un ancien professeur de Nuri, le docteur Bonkowski, voyage pour sa part à destination de l’île de Mingheria, où il doit investiguer l’éventuelle présence d’une épidémie de peste.
Avec plus d’un siècle de distance, Mîna nous introduit peu à peu ces personnages et autres acteurs qui, outre l’épidémie de peste ayant cours sur l’île et une intrigue qui sans doute aurait fait le bonheur du sultan2, vont être confrontés aux aléas d’une société essentiellement composée de grecs orthodoxe et de turcs musulmans dont les valeurs et convictions diverses ne sont pas sans générer quelques tensions. Puis tandis que sous l’égide d’un gouverneur plus ou moins conciliant les spécialistes peinent à implanter et à faire respecter les mesures qui s’imposent, la peur et les frustrations montent en graine, si bien que des colères sous-terraines se manifestent et vont finir par mettre le feu aux poudres.
Entre le regard que Mîna pose sur les informations dont elle dispose et le regard qu’ont eux-mêmes posés ceux et celles les ayant consignées, on se rend vite compte que nous nous trouvons à la merci d’une narration travestie par un habile jeu de perspectives à travers lequel la perception que nous en retirons de la réalité est constamment mise en question.
Quoi qu’il en soit, l’intrigue évolue lentement et se tisse à travers une profusion de remarques et de détails divers visant à nous instruire sur cette société ottomane et son temps, de même qu’au gré de descriptions dont la vraisemblance est telle que l’on est tenté de croire en l’existence de cette île.
Mettant en relief les relations existant entre la(s) religion(s), la science, les croyances populaires, le pouvoir et la nature humaine, bien qu’il se déroule dans un contexte précis, c’est un roman qui en a long à dire sur des sujets avec lesquels nous sommes aujourd’hui confrontés.
A la fois historique et d’actualité, ce roman explore avec finesse la manière dont la présence d’un phénomène présentant une menace pour la survie, peut non seulement influer sur les relations nationales et internationales, mais également ouvrir la voie à une forme ou une autre de nationalisme, et donner lieu à des bouleversements politiques.
Bien documenté, habilement conçu et soutenu par un échafaudage quelque peu inhabituel, on découvre dans ce énième roman un O.Pamuk méticuleux, parfois facétieux, subtil aux abords des thèmes qui dérangent, et toujours bien à l’affut des réalités du monde actuel.
Si quelques formules m’ont parfois laissé dubitative, globalement, la narration, la prose et la traduction semblent s’être bien amalgamées pour servir ce récit.
Enfin, bien que l’on puisse y relever quelques petites faiblesses, voilà un roman qui, à la manière d’un classique, se laisse savourer lentement.
NOTES
1 .La traduction française a pour titre : Les nuits de la peste.
2.Le sultan Abdul Hamid II était un grand amateur des romans de Sherlock Holmes.
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