Les Cahiers de Malte Laurids Brigge
Traduit de l’allemand par Maurice Betz.
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Descendant d’une défunte lignée d’aristocrates, Malte Laurids Brigge vit, dans le dénuement et l’isolement, un exil dont les raisons demeurent inexpliquées. Agé de 28 ans, arrivé depuis peu à Paris, une ville qu’il découvre pour la première fois, il consigne dans ces cahiers, ses observations, ses pensées, ses souvenirs, bref, il y décrit ce qu’il …’voit’.
“J’apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu’ici, cela prenait toujours fin. J’ai un intérieur que j’ignorais. Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s’y passe.”
Ses réflexions, ses notes, se situent donc dans ce présent, cette réalité nouvelle dans laquelle il tente de s’inscrire. Depuis l’observation de son environnement immédiat, il se détache graduellement de l’actuel, pour s’enfoncer au gré de ses souvenirs, dans un passé enfoui et laissé inachevé. Ainsi, parmi les gens et les événements, les lieux, les objets ou les lectures qui l’ont marqué nous observons, suivant la perspective qu’il nous impose, -celle de l’homme qui se souvient, celle de l’homme qui revisite et examine le regard de l’enfant ou de l’adolescent qu’il a été-, comment, par quelles instances il a évolué et s’est transformé en cet être duquel lui-même, le poète en devenir, tente, comme la conclusion peut laisser supposer, de s’affranchir.
Initialement publié en 1910, soit vers le mitan de sa carrière, cet unique roman écrit par un poète et nouvelliste avéré se laisse difficilement définir tant il comporte d’éléments éparses, abordés la plupart du temps sans préambule et explorés d’une manière à tout le moins singulière. Tantôt solidement ancré dans la réalité actuelle, il abandonne rapidement l’ici-maintenant pour voyager dans l’ailleurs, réel ou imaginé, frôlant le surréalisme, le rêve halluciné, la douce folie, le cynisme, le détachement ou encore l’auto-analyse.
Perdus dans les méandres de la pensée de ce poète en devenir, on se laisse malgré tout entraîner par ce narrateur dont la voix est si authentiquement prégnante qu’elle prend entièrement possession de notre attention. Qu’il adopte le ‘je/nous’, le ‘tu/vous’ ou le ‘il’, c’est sur cette présence tout autant que cette voix que repose le récit, car c’est précisément cela, ce puissant flot narratif, filtré et rendu par ce personnage-narrateur qui crée l’unité du roman.
Servi par une prose qui, outre sa teneur poétique, est à la fois volubile et tissé serré, -si serré qu’une fois lancée, elle ne sait s’arrêter que lorsqu’elle a donné toute sa mesure, tout son souffle-, c’est par l’écriture que l’on entre d’abord dans ce roman et c’est grâce à l’unité créée par la narration que l’on ose ensuite appréhender son contenu morcelé.
Entamés le 11 septembre d’une année non précisée, achevés on ne sait combien de temps après, ces cahiers nous entraînent de Paris à Ulsgaard ou Urnekloster, de la maison ancestrale à la bibliothèque nationale ou à l’hôtel-Dieu, du théâtre d’Orange à Venise; parmi une ribambelle de parents, cousins, comtes et ancêtres mystérieux, nous croisons Charles le téméraire, Bettine1, le roi Charles VI, ou Sappho2; nous affrontons la peur, examinons les visages des hommes, sommes confrontés à la mort, et toujours, revenons à la poésie.
De ce parcours, de cet espèce de retour en arrière ressemblant à un processus de reviviscence dont la signification n’est pas toujours claire, bref, de cette démarche à laquelle nous assistons sous l’égide d’un guide assumant plusieurs rôles (narrateur, auteur, sujet, acteur), nous ressortons à la fois désorientés et envoûtés.
Notes
1.Personnage d’un roman écrit par Bettina von Arnim (1785-1859) ayant pour titre ‘Echange de lettres avec une enfant’.
2.Poétesse grecque ayant vécu au VIIe et VIe siècle avant J-C.
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