Stratis Tsirkas

Cités à la dérive (Le Cercle ; Ariane ; La Chauve-souris)

Titre original : Ακυβέρνητες πολιτείες

Editions Kédros, 1960, 1962, 1965

Traduit du grec vers le français par Catherine Lerouvre et Chrysa Prokopaki

Editions Seuil 1971

En 1941 la Grèce est envahie par les Nazis. Tandis qu’un gouvernement fantoche gère le pays, le roi Georges II, son gouvernement et une partie de l’armée prennent le chemin de l’exil. Géographiquement et politiquement dispersés ils tentent de faire front commun avec les alliés pour lutter contre l’ennemi, mais c’est sans compter les divers conflits et ambitions divergentes animant les uns et les autres qui éventuellement ne manqueront pas d’entacher les relations.

Né en Egypte, Stratis Tsirkas vit et observe ces événements de près. Aux abords de la trentaine, il fréquente la communauté grecque et outre un intérêt pour la littérature qu’il cultive de longue date, son engagement politique s’exprime par le biais de diverses activités auxquelles il prend part, dont la mise en place de la section grecque de la Ligue Pacifiste (1935-39), la publication d’un magazine antifasciste (1942), ainsi que la création de la Ligue Hellénique de Libération (1943-44).

On peut donc imaginer que ces circonstances et l’expérience qu’en tire l’auteur ne manqueront pas de nourrir son œuvre maîtresse, une trilogie au titre évocateur qui verra le jour bien plus tard, au cours des années 1960.

A l’égale de bon nombre d’écrivains grecs, Stratis Tsirkas (1911-1980) m’était tout à fait inconnu au moment où j’ai entrepris une première approche de la littérature grecque contemporaine. Né au Caire au sein d’une famille d’origine grecque, bien qu’il ait grandi, fait ses études et vécu une bonne partie de sa vie en Egypte, on devine, par ses relations, ses engagements et ses activités, qu’à l’égale de la littérature, son attachement pour ses origines n’en fut pas moins vif et constant. Sur la fin des années 1920, alors qu’il est employé au sein d’une grande banque, il s’attèle à la traduction d’œuvres étrangères, mais il faudra attendre une dizaine d’années avant que ses propres écrits soient finalement publiés en bonne et due forme.

Bref, ces détails biographiques laissent penser que si d’une part l’auteur connaît bien le sujet traité dans Cités à la dérive, il n’est guère surprenant qu’il ait choisi de l’aborder par le biais de la résistance et plus particulièrement de celle menée par la gauche.

Le roman s’ouvre à Jérusalem en 1942 où l’action tourne en partie autour des résidents d’une pension, exilés pour la plupart, dont les diverses provenances, circonstances et interactions nous sont peu à peu dévoilées. Puis laissant Jérusalem, dans les pas de certains d’entre eux, dont Manos, personnage central du roman, nous poursuivons au Caire où de nouveaux acteurs entrent en scène tandis que l’action met en relief (entre autres choses) les activités et les tensions politiques animant ces individus et/ou les groupes qu’ils représentent. Tensions qui inéluctablement vont monter en puissance et ainsi marquer la troisième partie du roman qui pour sa part se déroule à Alexandrie en 1944.

Narré à la première, à la seconde et à la troisième personne, alternant les voix et les points de vue, et introduisant ainsi une variété de personnages, c’est à une véritable fresque humaine que l’on est ici convié et c’est à travers ce défilé d’existences en kaléidoscope, que peu à peu nous découvrons les expériences individuelles de ceux et celles, acteurs ou observateurs, qui au Moyen-Orient, ont connu la guerre de 39-45 sous un jour bien particulier.

Bien que l’emphase soit mise sur la résistance grecque, une large palette d’individus d’origines et de statuts variés y sont représentés, si bien que le portrait tracé au long du roman adopte une perspective relativement large. Il en résulte qu’entre intrigues, manigances et autres tiraillements, d’alliances en mésalliances, et d’amitiés en amours éphémères, l’ensemble s’avère d’une envergure et d’un réalisme remarquables.

La prose est soignée. En dépit de leur nombre, l’auteur maîtrise bien les voix, les points de vue et les psychologies des divers personnages qu’il met en scène. Au surplus, il nous les présente au gré d’une forme narrative qui fonctionne à merveille avec ce qu’il tente ici d’’accomplir, à savoir non pas un roman historique mais un roman sur et vu du point de vue des hommes et des femmes qui ont traversé ce chapitre particulier de l’histoire.

Outre le petit effort d’ajustement requis au début de chacun des trois volets, si le récit est habilement complété par un prologue nous emmenant en Macédoine en 1954, grâce auquel on découvre ce que le sort aura réservé aux principaux personnages du roman, certains lecteurs dont je suis, déploreront cependant une mise en contexte généralement trop peu appuyée. Je ne connaissais pas certains des aspects (notamment politiques) de cette partie de l’histoire si bien que j’ai parfois eu du mal à m’y retrouver.

Quoi qu’il en soit, les efforts exigés, s’il en est, sont largement compensés par l’intérêt et le pouvoir évocateur du roman.

Poète, nouvelliste, romancier et essayiste, au gré des années, Stratis Tsirkas a cumulé un bon nombre de réalisations. Au vu de la qualité de Cités à la dérive, il est regrettable de constater que si peu d’entre-elles aient fait l’objet d’une traduction.

 

 

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